Comme à son habitude, Nelson Freire entre d'un petit pas lent : celui des Chinois qui portent le même modèle de veste de soie noire, épaisse et mate. Il s'assied face au grand Steinway boisé qui l'attend sur la scène de la Philharmonie quasi pleine, toujours aussi économe de ses gestes. Son récital s'ouvre par la Sonate « Clair de lune », célèbre entre toutes les œuvres de Beethoven. Surprise... le Brésilien opte pour un tempo rapide qui permet au chant de surgir des octaves des basses et des arpèges du milieu, sans qu'il soit nécessaire de timbrer le cinquième doigt pour que la ligne mélodique se déploie. L'atmosphère est magique, fluide, irréelle, sans arêtes, sans points d'appuis, sans pédale envahissante. Chopin pensait-il à ce mouvement de sonate quand il composait la première étude de l'opus 25, dont Schumann dira qu'elle produisait l'effet d'une harpe éolienne ? Jamais on n'y avait pensé de façon si nette. Un bon tempo règle bien des problèmes, comme une bonne accentuation rythmique rend au deuxième mouvement son caractère, au contraire de ce que donnerait un jeu plus carré et sonore... avant un finale que l'on sait emporté mais contenu par des indications qui interdisent tout débordement. Freire avance et construit de l'intérieur un « Presto agitato » qui accumule une tension qui se libère là où il le faut, ce qui en décuple la puissance expressive. Triomphe. Vient l'opus 110, sans doute la sonate où Beethoven se confie le plus, jusque dans des indications qui sont des didascalies étreignantes, partie intégrante de l'œuvre. Seul le pianiste les voit, mais il doit les communiquer au public qui doit les ressentir. Ce soir, c'est un miracle qui laisse le critique sans voix devant une telle appropriation de l'œuvre : l'interprète fuit toute représentation de lui-même, dans un jeu dont le naturel naît pourtant d'une sophistication fabuleuse, inventant mille nuances de pianissimo, mille articulations infimes qui sont autant de plaintes d'une âme vacillante.
Freire est un franciscain qui joue dans la lumière irisée de la grande rosace de la cathédrale de Chartres. À la sortie, Vincent Warnier, titulaire des orgues de Saint-Étienne du Mont à Paris, ému par ce qu'il venait d'entendre, dira : « Les fugues... mais quelle leçon pour nous les organistes ! »
Après l'entracte, Debussy, avec ses Reflets dans l'eau et Poissons d'or joués comme des caprices qui se jouent de la matière, pour devenir couleurs éclairées de façon changeante, à la façon de Gieseking mais avec une précision et un fini pianistique supérieurs. Les doigts de Freire effleurent les touches et en une fraction de seconde font résonner tout le piano, sans qu'à aucun moment la moindre dureté sonore ne vienne défigurer ces tableaux d'eau et de lumières.