L’artiste que la prestigieuse série Piano 4* invite ce soir est un cas d’espèce. On en sait quelque chose : l’auteur de ces lignes était membre du jury du Concours de Genève qui a décerné un Premier Prix à l’unanimité à Nelson Goerner en 1990. Le natif de San Pedro (Argentine) était déjà, à 21 ans, un musicien au-dessus du lot. Mais il renvoyait aussi cette image lisse et discrète qui allait bientôt le desservir auprès des producteurs de concerts, des organisateurs de festival et autres maisons de disques avides de « narratifs » : à part la belle histoire de l’autre Argentine célèbre, Martha Argerich, le prenant sous son aile, pas de scandale, pas de comportement sulfureux, pas de tenue extravagante, et un physique passe-partout. Trop sérieux tout ça ! On cherchera en vain les couvertures de magazines spécialisés, les participations aux rares émissions classiques à la télévision française… Nelson qui ?
Mais Nelson Goerner n'a jamais dévié du chemin exigeant qu'il avait choisi et, même si sa carrière a mis longtemps à décoller, aujourd'hui à 55 ans il remplit les plus grandes salles du monde, est l’invité des institutions les plus réputées et a constitué une discographie soigneusement élaborée qui lui vaut les meilleures récompenses.
Son récital commence par Debussy, avec les trois Images du premier livre. Une coulée d'or liquide semble surgir de son Steinway : immédiatement le pianiste capte l'attention d'un public qui, en ce soir d'hiver, sera pour une fois très économe de toux et de bruits de gorge. Goerner n'a pas besoin de hausser le ton pour que son piano sonne dans les nuances les plus infinitésimales, et il sait que Debussy réprouvait les critiques qui par facilité qualifiaient sa musique d’impressionniste. Ses « Reflets dans l'eau » iridescents naissent d'un brouillard sonore incroyablement maîtrisé. La deuxième image, une sarabande déjà utilisée dans Pour le piano, se veut un hommage à Rameau, à ses audaces harmoniques et à ses couleurs boisées. Le mouvement conclusif révèle, s'il en était besoin, le secret de cet art du piano dont Goerner semble être le dépositaire depuis la disparition de l'autre Nelson (Freire) : une technique transcendante, une concentration en même temps qu'une aisance phénoménales devant le clavier, et, partant, cette capacité de faire sonner à leur juste poids, à leur juste place, toutes les lignes d'une partition.