Il faut croire que la Rusalka de Dvořák (1901) avait tout pour séduire un metteur en scène. Le plus populaire des opéras tchèques, créé un an avant le Pelléas de Debussy, puise tant dans la Roussalka de Pouchkine que La Petite Sirène d’Andersen ou encore l’Ondine de La Motte-Fouqué.
En deux mots : la nymphe Rusalka trahit les siens et prend forme humaine pour rejoindre son bien-aimé, avec l’aide de la sorcière Jezibaba qui obtient en échange de lui prendre sa voix. L’idylle entre l’ondine et le Prince est de courte durée : séduit par une Princesse étrangère, le Prince repousse Rusalka, contrainte d’errer seule dans les eaux glacées, chassée par les siens. Abandonné lui-même par la Princesse étrangère, le Prince perd la raison et se précipite vers l’étang : il supplie Rusalka de l’embrasser, et meurt dans ses bras. Le tragique du thème, profondément ancré dans l’imaginaire nordique, pourrait tenir dans cette phrase de Kaminski : « l’éternité est glaciale, la mortalité une bénédiction, les deux ne peuvent se rejoindre, se fixant à jamais, transis de désir, à travers une vitre épaisse. »
Créée pour l’Opéra de Paris (et pour Renée Fleming) en 2002, la mise en scène de Robert Carsen n’a pas pris une ride. Il laisse une place de choix, dès le premier tableau, à une interprétation psychologique du mythe : les naïades évoluent dans un espace clos (dont seul leur père semble pouvoir entrer et sortir), et pataugent dans un bassin au-dessus duquel l’inatteignable monde terrestre est représenté par une chambre d’hôtel suspendue et semblant se refléter dans l’eau. Superbes lumières laiteuses et bleutées, qui rappellent, particulièrement dans le « Chant à la lune », le Pelléas de Wilson.
L’entrée de la sorcière Jezibaba est spectaculaire (le bassin semble prendre feu). Au harpon et colliers de coquillages, Carsen préfère une nuisette et un déshabillé, pour un effet très « cougar ». Dimension hystérique de la femme, Jezibaba devient un alter ego maléfique de Rusalka.
Tout au long de l’œuvre, Carsen traduit dans l’espace la déchirure intérieure de la naïade entre deux mondes et deux identités, par un savant jeu de miroirs. Le hiatus entre le monde des ondines et des hommes répond à la réflexion d’Etienne Barilier « Les ondines existent toujours ; simplement leur univers est arraché du nôtre ». La froideur de la chambre d’hôtel exprime le désenchantement d’un monde masculin coupé de son imaginaire. Rusalka s’y heurte : muette, elle n’y trouve sa place qu’en tant que trophée vite remplacé. De la transcendance ne reste que forme du bassin, encastrée à présent dans le plafond, comme une menace ou une issue injoignable. Aux teintes froides des eaux a succédé une lumière jaune, solaire, profondément masculine. Carsen fait de la scène du bal une rêverie de Rusalka endormie : la valse des couples virant à un violent corps-à-corps préfigure, d’une manière un peu lourde certes, l’issue tragique de son idylle avec le Prince.
La dernière image de l’acte II est saisissante : la chambre d’hôtel s’ouvre en deux, séparant le Prince et la Princesse étrangère d’un côté, Jezibaba et le Père de l’autre, laissant Rusalka au milieu, dans l’obscurité. Les ondines, métaphores du surnaturel mais aussi du féminin en chacun de nous (Freud voyait dans l’ondine « une représentation des peurs et les anxiétés masculines à l’égard de « l’Autre » féminin » (Ian Burton)) sont donc repoussées et reviennent à la charge sous une forme tyrannique et castratrice : Carsen établit un lien entre la Princesse étrangère et la sorcière Jezibaba, plaçant cette dernière dans le lit conjugal du Prince dans le dernier acte, lorsqu’elle apparaît à Rusalka l’appelant à l’aide. Vision saisissante s’il en est, puisque le lit est à la verticale, face au public regardant la scène en plongée. Olivier Py s’en sera sûrement souvenu pour ses Dialogues de Carmélites (TCE, décembre 2013).