Sélim Mazari revient sous les applaudissements pour jouer la Sonate op. 110 de Beethoven, une tout autre affaire que l'Opus 31 n° 1 qu'il vient d'interpréter à sa façon vive, légère, frémissante, toujours aux aguets, ne s'absentant jamais, nous captivant en chaque instant par sa capacité de donner l'impression qu'il improvise quand bien même il sait toujours où il va. De la « Boiteuse », il donne une lecture qui nous rappelle qu'au commencement du XIXe siècle, Haydn est toujours de ce monde et que son grand corpus des sonates pour clavier a ouvert aux compositeurs un champ d'expérimentation dans lequel Beethoven a jeté, et plus que cela, un œil. Mazari a un sens du rebond qui nous propulse toujours de l'avant dans le premier mouvement de cette sonate qui porte bien son sobriquet, tant main gauche et main droite ne tombent « jamais » ensembles. Il y est d'une verve, d'une espièglerie si rafraîchissantes qu'on se demande si l'on a jamais entendu ce mouvement si justement joué. Force des grands interprètes qui vous persuadent chaque fois qu'il n'y a pas d'autres chemins que celui qu'il vous montrent. De même que le deuxième mouvement, chant orné qui regarde vers Haydn et Carl Philipp Emmanuel Bach, comme Chopin le fera dans une toute petite trentaine d'années, comme Beethoven le fera encore et encore, chante avec une finesse, un sens du rubato parfait car jamais la pulsation ne fléchit. Même miracle dans le « finale » qui efface le rêve introspectif pour retrouver la joie sans mélange du premier mouvement.
Mais place à 110... La 30e Sonate de Beethoven est une confession intime, dont les didascalies disent au pianiste ce qu'il doit faire. Les mots du compositeur font ainsi partie de l'œuvre elle-même. Il ne saurait être question de s'en affranchir. Ici, loyauté, fidélité, oubli de soi sont les clefs de l'accès au cœur de Beethoven et au nôtre. Comment cet homme de 25 ans à l'instant rieur et malicieux, même quand il roucoulait dans le deuxième mouvement de la 16e Sonate, change-t-il ainsi ? Avant même de jouer, lui qui pourtant ne bouge quasi pas devant son piano, à la façon du vieux Perlemuter, avait changé : quelque chose dans la posture face au clavier, comme un effacement de soi... Oublieux du public réuni dans le beau vaisseau clair de la Fondation Vuitton dont les murs transparents dévoilent une rivière qui dévale de larges marches, Mazari se lance dans cette sonate qui ne laisse aucun répit à qui la joue. Elle n'exige pas une grande virtuosité, mais une technique transcendante, de celles qui font oublier le piano et celui qui en joue. Et Mazari réussit cela d'une façon admirable, donnant au premier mouvement son élan de plus en plus affirmé, libre dans l'allure, tenu en sous main par une rythmique parfaite, un tempo de base si juste que la musique s'écoule librement, sans attaches terrestres.
Deuxième mouvement pris vite, comme il se doit, avec une fièvre qui n'est pas précipitation, des accents qui ne sont pas des coups de boutoirs, et toujours cette capacité du pianiste d'être toujours aux aguets, de nous accrocher. Viennent le premier arioso, la fugue, le second arioso, le retournement de la fugue et la lumière qui revient quand Beethoven « peu à peu de nouveau vivant », demande au pianiste de jouer « peu à peu avec toutes les cordes »... là, seuls les mots du compositeur font foi et Mazari les prend au pied de la lettre : la façon dont il joue le second arioso, en respectant la pédalisation si subtile du compositeur, avec cette sonorité éteinte, ses infimes silences qui simulent les palpitations d'un cœur qui repart, atteint au plus haut de l'expression et signe une interprétation inoubliable de ce chef-d'œuvre. Qui a dit qu'il fallait avoir une vie derrière soi pour oser jouer les dernières sonates de Beethoven ? Des « idiots bêtes » comme disent les petits enfants. Tonnerres d'applaudissements que pour un peu on trouverait incongrus, si ce n'est qu'il faut bien se libérer de tant d'émotion.