Christian Tetzlaff tient le Théâtre des Champs-Élysées dans sa main. Bifurquant directement vers la conclusion de la sarabande sans passer par la reprise, le violoniste conclut son bis en s’effaçant progressivement. Plus que quelques crins, une moitié d’archet. Le son reste pur, le timbre égal. Dernière note. Silence du public qui retient son souffle... avant d’ovationner l’artiste. Une telle emprise d’un musicien sur son public n’est pas chose courante.
Tetzlaff ne vient pas de nulle part. Un peu plus tôt, le violoniste a livré une interprétation époustouflante du Concerto pour violon et orchestre de Sibelius. Souplesse du phrasé (quitte à brouiller le rythme pointé si caractéristique), densité du timbre, intensité du vibrato : dès les premiers instants, il fait montre d’un lyrisme sans concession, sans laisser une seule note inexpressive. Articulés avec une vivacité et une netteté défiant toute concurrence, les traits virtuoses qui suivent impressionnent. Cet engagement total laisse poindre la crainte d’une surchauffe dans les trois mouvements à venir ; il n’y en aura pas. Tetzlaff ne cède pas un pouce du terrain, même dans la cadence, enchaînée à vive allure. Si la démonstration virtuose frôle parfois la caricature – les bariolages conclusifs du premier mouvement laissent par exemple l’orchestre loin derrière – le jeu du violoniste n’est ni accessoire ni artificiel. Gammes, arpèges, accords martelés, toutes ces acrobaties font partie d’une chorégraphie sauvage, interprétée avec une détermination viscérale. Dans les mouvements extrêmes, les passages en octaves sont emblématiques de l’engagement singulier du virtuose : la plupart des violonistes négocient ces obstacles en appuyant la voix grave, ce qui permet de masquer les éventuelles imperfections d’intonation ; rien de tel chez Tetzlaff qui attaque les doubles cordes de manière égale, leur conférant une puissance rarement entendue.
Plus encore que la maîtrise technique, c’est bien la projection sonore qui laisse sans voix. Saluons à cet égard le travail du luthier, Stefan-Peter Greiner, qui montre que les artisans actuels n’ont rien à envier aux maîtres du passé. L’instrument de Tetzlaff a des graves surpuissants, des aigus riches et brillants ; son expressivité évolue harmonieusement suivant le registre, sans céder ni à l’uniformité du timbre ni à l’hétérogénéité des cordes. À chaque fois que le violoniste cherche à intensifier son jeu, le violon répond instantanément, avec une inépuisable profondeur sonore. C’est bien simple : même au plus fort de l’action, jamais le London Philharmonic Orchestra – pourtant généreux – ne surpassera le soliste.