« Je suis au piano tous les jours de l'année, sans weekend, sans jours fériés et sans vacances car cela m'agace. S'il m'arrive de ne rien faire, je deviens fou. » Voici un aveu qui ne ressortit ni à l'exagération, ni à l'immodestie, mais bien à la profession de foi. Aussi, peut-être la meilleure définition de Cyprien Katsaris passe-t-elle par cet emportement permanent, serti d'un grain de malice, qui le pousse aussi bien à explorer le répertoire rare qu'à se lancer dans d'époustouflantes transcriptions. Ici, on est bien loin des casiers aseptisés du répertoire "convenu". C'est le triomphe de la curiosité, de l'ouverture d'esprit, et de l'éclectisme contre les bastilles de l'orthodoxie.
Julien Hanck : À vos yeux, quel est le principal attrait de la transcription ?
Cyprien Katsaris : C’est le prolongement musical d’une attraction irrésistible que je ressens envers ce que je ne possède pas. Il me suffit dans la vie de rencontrer une femme qui me plaît et de me rendre compte qu’elle n’est pas disponible pour la désirer encore plus ! Plus précisément, cette passion prend racine dans mon enfance. Mes parents avaient une belle collection de 33 tours : beaucoup de symphonique et assez peu de piano, dont notamment l’Empereur avec Horowitz. Très vite, j’ai eu envie de jouer toutes ces musiques orchestrales que je vénérais. Mais je ne souhaitais pas pour autant avoir recours au truchement d’autres musiciens. Il m’était indispensable de produire directement le matériau sonore ; en somme, je ne voulais pas être chef.
Contrairement aux idées reçues, les transcriptions ne vont pas toujours dans le sens d’un amoindrissement. Lorsqu'une idée est géniale, elle peut être vue à travers un prisme, un éclairage nouveau : la Fontaine a bien transcrit les fables d’Ésope en très belle langue française ! À cet égard, une transcription, c'est un peu comme une photographie noir et blanc des couleurs de l'orchestre.
Mais cela n’a pas toujours été facile à défendre. Dans les années 70-80, il était mal vu de jouer des transcriptions. Il y a 40 ans, Claude Chabrol est venu filmer un récital au Festival d’Echternach au Luxembourg où je jouais plusieurs œuvres, dont le prélude et fugue en la mineur pour orgue de Bach transcrit par Liszt. Aujourd’hui, plus aucune trace de ce prélude et fugue. Pourquoi ? Parce qu'à l’époque, des amis “bien intentionnés” m’avaient convaincu qu’il était peu recommandable de jouer des transcriptions, et qu’il ne fallait pas qu’elle apparaisse sur le film. C’était d’autant plus une erreur que les transcriptions sont revenues à la mode entre-temps.
J. H. : Quel est le processus d'élaboration d’une transcription ?
C. K. : C’est une question complexe et difficile. Vu qu’il s’agit de créer l’illusion d’un l'orchestre ou parfois d’une voix, il arrive souvent qu'une transcription littérale de la partition originale ne fonctionne pas du tout.
Pour trouver les formules pianistiques les plus fidèles à l'esprit originel, il faut beaucoup chercher, en essayer de nombreuses. C’est un exercice qui ne se fait pas à la table, mais au piano. Enfin, l'acoustique de la salle, dans laquelle l’œuvre va être jouée a également son importance. De manière générale, quand il s'agit de transcriptions, il est préférable d'avoir une réverbération assez généreuse pour donner l’illusion d'une continuité de son.
Nous devons beaucoup à Thalberg, le grand rival de Liszt, qui n'était pas un grand compositeur mais qui était un transcripteur de génie. Il a notamment développé des formules pianistiques donnant l’illusion d’une "troisième main" se rajoutant aux deux mains du pianiste. Enfin, Thalberg a eu la sagesse d'écrire un recueil intitulé “l'art du chant appliqué au piano”, contenant 25 transcriptions, où il explique sur quelques pages comment "chanter" avec le piano selon l'art du belcanto.
J. H. : Qu’est-ce qui vous motive à aborder tant de répertoire rare ?
C. K. : Un musicologue berlinois m’a appris que les pianistes ne jouent aujourd’hui qu’environ 2% de tout ce qui a été publié pour le piano au XIXème siècle, une époque où il y a notamment eu beaucoup de transcriptions pour 4 mains et pour 2 pianos. Bien sûr, il n’y a pas que les transcriptions qui méritent d’être jouées, il y a aussi un grand nombre d’œuvres originales qui sont tombées dans les oubliettes de manière tout à fait injustes. Par exemple, je suis persuadé que si le fils de Mozart, Franz Xaver, n’avait pas porté le nom de son père, il aurait été beaucoup plus reconnu. C’est un garçon qui en a beaucoup souffert ; dites-vous que lors de son premier récital à Vienne, sa mère Constance a fait changer son prénom en “Wolfgang Amadeus fils”. Même certaines partitions d’époque imprimées à Vienne font encore état de “Wolfgang Amédée fils”. Et pourtant, c'est l’un des initiateurs du genre de la “Polonaise mélancolique”, bien avant le jeune Chopin, tout comme il a composé dans le style de Schubert (écoutez l'avant-dernière variation de ses Variations sur un menuet de Don Juan) à une époque où ce dernier n’avait que 8 ans ! Est-il juste qu'il soit relégué aux oubliettes, tout cela parce qu'il porte le nom de “Mozart” ? C'est en m'efforçant d'y remédier, que j’ai consacré en 2004 un disque aux trois Mozart : le célèbre, son père Léopold, et son fils Franz Xaver.