Une étonnante genèse pour ce Benajmin, Dernière Nuit. Un texte rimé de Régis Debray, destiné au théâtre, qui devait être « une petite chose, sans prétention » selon les dires de celui-ci. Puis une question : « Connaîtrais-tu des compositeurs qui pourraient en faire quelque chose dans le style de Kurt Weill ? » Et une réponse, celle de Tabachnik. Non. Car il faut en faire un opéra. C'est donc chose faite. La rencontre entre Debray, Tabachnik et Dorny (directeur de l'opéra de Lyon) ne pouvait donner naissance qu'à un singulier objet. Et quel objet !
Le rideau se lève sur l'imposant plateau de Michael Levine, délimité par d'immenses rayonnages portant les milles et un souvenirs de Benjamin. L'action principale se déroule méthodiquement au centre du plateau, dans un rectangle de lumière blanche au centre duquel évoluent les personnages. Ainsi est rendu possible un intéressant travail que l'on pourrait apparenter à celui, cinématographique, du champ / hors-champ. Surplombant les personnages, un grand écran permet la projection de films en écho à l'intrigue mais, surtout, sert la narration au plus haut point.
L'on comprend rapidement que l'on suit Benjamin Walter dans sa dernière nuit, les cachets de morphine sonnant les heures les unes après les autres. Deux Benjamin se partagent le plateau. Benjamin-comédien – l'excellent Sava Lovov - est le Benjamin du présent, qui s'apprête à embrasser la mort. Le Benjamin-chanteur, campé par le brillant ténor Jean-Noel Briend est le Benjamin du souvenir, du passé. Ce dédoublement met en lumière un homme torturé et déchiré entre la cabale et le marxisme, entre la profane et le sacré. C'est l'occasion de nous rappeler que Benjamin mort, son double continue à écrire, hors-champ. La création se poursuit au-delà de la mort qui n'est rien pour l'art. « Benjamin est mort, vive Benjamin ! » pourra dire Régis Debray à l'occasion d'une École du Spectateur animée, précédant la représentation.
Les scènes s'enchaînent rapidement, mais ne se ressemblent pas. Tabachnik veut jouer la carte du contraste et de l'emphase, faisant prisonnier le spectateur d'une musique enlevée, kaléidoscopique et accordant une grande place aux superpositions. Quand emprunt il y a – ils sont nombreux – l'œuvre originale est d'abord restituée de manière authentique [manque un mot] d'être introduite dans la musique de Tabachnik. Nous en voulons pour preuve l'élévation d'un chant hébraïque du XIVème siècle : le chœur d'hommes, sublime, nous emporte dans un tourbillon mystique, avant que l'atonalité de Tabachnik nous ramène brusquement à la scène et au plateau. La mystique s'oppose ici au prosaïque. Il en va de même avec un Nocturne de Chopin, ici prêté au personnage de Gide, superbement moqué et interprété par le ténor Gilles Ragon. Quelques incursions dans un cabaret participent de cette même volonté de mélanger les styles et les influences. Les couleurs orchestrales sont, à l'exception de la bacchanale de Brecht, sombres, comme mimétiques de la non-reconnaissance et du rejet de Benjamin par ses pairs. Cette étrangeté au monde auquel il veut pourtant appartenir est superbement illustrée par un douloureux cauchemar qui l'entraîne aux Etats-Unis : ses écrits sont déchirés alors que l'orchestre, dirigé à l'occasion par Bernhard Kontarsky s'emballe.