Cela faisait quinze ans que l’on avait plus entendu ces inséparables frères siamois de l’opéra que sont Cavalleria Rusticana et Pagliacci à La Monnaie, et – autant le dire tout de suite – cette nouvelle production est une véritable réussite qui montre tout l’avantage qu’il y a à traiter un répertoire (à juste titre) populaire avec sérieux et sans condescendance, et cela même dans une maison réputée pointue.
Le metteur en scène Damiano Michieletto situe, avec beaucoup de justesse et de subtilité, ces deux œuvres si proches dans un même décor, celui d’un village sicilien, et dans une même atmosphère qui est celle du cinéma néo-réaliste italien d’après-guerre, même si la vêture des personnages nous ramène plutôt aux années 1970 avec quelques détails plus contemporains comme l’antenne parabolique sur le mur ou le smartphone que sort brièvement Turiddu de sa poche.
L’imbrication des deux œuvres est en plus marquée par quelques détails qui ne trompent pas : dans Cavalleria, on vient coller des affiches annonçant la venue prochaine au village du spectacle Pagliacci, et dans la deuxième partie du diptyque, Santuzza (qui s’est d’abord confessée) et Mamma Lucia s’embrassent et se consolent lors d’un intermezzo orchestral, comme si après avoir vécu le drame de Cavalleria, elles pressentaient la triste fin de Pagliacci. Dans Cavalleria, tout tourne autour de la place du village et de la boulangerie locale, alors que la représentation de Pagliacci se fait dans la salle paroissiale de l’endroit (à moins que ce ne soit le gymnase de l’école).
Cavalleria commence par un brillant flash-back : pendant l’introduction orchestrale, tout le village est figé, immobile, autour du cadavre de Turiddu, tué en duel. Et c’est à partir de là que la triste histoire de ce triangle amoureux qui finit mal nous sera racontée. Si Michieletto ne lésine pas sur la couleur locale (aidé par les ingénieux décors tournants de Paolo Fantin et les costumes de Carala Teti), ce n’est jamais pour illustrer bêtement au premier degré. La démarche du metteur en scène est à la fois respectueuse de l’œuvre de Mascagni et psychologiquement bien plus fine que ce qu’une approche vériste sans la moindre réflexion aurait pu donner – on pense à la procession de Cavalleria où la statue de la Vierge montre la pécheresse Santuzza du doigt –, surtout dans son affection pour des personnages qui, s’ils sont emportés pas des passions dévastatrices, n’en sont pas moins jamais caricaturaux. Cela vaut bien sûr tout autant pour Pagliacci, cette stupéfiante mise en abyme, où le drame de la jalousie se joue sur la scène où se produisent les comédiens ambulants pris, eux aussi, dans les affres de la jalousie et du triangle amoureux. Chez Leoncavallo comme chez Mascagni, Michieletto nous présente des protagonistes dignes ou frivoles, mais jamais caricaturaux. Le fameux air « Vesti la giubba » chanté par Paillasse dans sa loge n’est pas un soliloque larmoyant, mais la terrible plainte d’un homme blessé.