C'est en quelque sorte le concert des héritages. La Filarmonica della Scala de Milan passe rarement par Paris et, puisque Riccardo Chailly n'en est devenu le directeur musical qu'en 2015, le public français n'avait eu que peu la chance d'entendre l'orchestre de légende jouer sous cette baguette-là – mis à part en janvier 2018. Il le connaît davantage à travers ses chefs précédents, parmi lesquels Daniel Barenboim, Riccardo Muti et bien sûr Claudio Abbado, mais Chailly fait honneur à sa lignée : lui aussi ouvre le répertoire de la Scala à des compositeurs du XXe siècle, loin des canons de l'opéra italien, comme le montre le programme de cette soirée.
La première partie du concert est dédiée au Concerto pour violon de Chostakovitch, interprété par ni plus ni moins que Maxim Vengerov, un des violonistes les plus célébrés de sa génération. Et encore une fois, il s'agit là de se hisser au niveau d'un autre interprète de légende, David Oïstrakh. Le concerto avait été écrit et pensé pour Oïstrakh qui en a donné les exécutions les plus célèbres, devenant automatiquement l'interprète de référence de l’œuvre. Vengerov connaît très bien le concerto et y a déjà imposé sa pâte, l'enregistrant notamment sous la direction de Mstislav Rostropovich. Sa personnalité et l'intelligence de son travail ressortent avec une grâce et une pertinence incroyables tout au long de la pièce. Il choisit dans les mouvements les plus chantants – le « Nocturne » et la « Passacaglia » – un jeu pudique et très stable qui contient toute la tension de ces mélodies dissonantes, déchirantes, très loin du vibrato large d'Oïstrakh. Le concerto est connu pour des difficultés techniques proches de l'irréalisable, qui demandent une maîtrise immense pour simplement être exécutées correctement. Vengerov les passe sans même cligner des yeux et en les imprégnant d'une musicalité bouleversante. La cadence avant le dernier mouvement captive la salle entière comme par enchantement.
Dans les mouvement plus rapides, tels que le « Scherzo » et le « Burlesque », on peut trouver à Vengerov une forme de dureté, un jeu d'archet un peu abrupte qui ne laisse pas toujours les notes ressortir avec clarté. Également, il semble encourager l'orchestre à ralentir dans certains passages, pour bien ancrer la pulsation sur chaque temps, semblant presque lourd. Mais cette dureté et cette lourdeur ne contrastent que davantage avec les envolées lyriques, elles y préparent même. On sort du concerto lessivé, exalté – alors que Vengerov sourit, gardant sa contenance sans le moindre signe de fatigue. Il revient pour donner en bis la « Sarabande » de la Partita n° 2 de Bach et peu importe qu'on l'ait entendu cent fois : on redemandera toujours de ces moments suspendus, venant de cet interprète-là.