Comme pour répondre au Grand Macabre donné le mois dernier à la Maison de la radio, c'est un autre opéra-mastodonte du XXe siècle que François-Xavier Roth dirige ce soir, cette fois à la Philharmonie et avec son Gürzenich-Orchester Köln. Créé en 1965 à Cologne, Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann est une œuvre-somme puisant dans le passé les plus illustres références (on pense beaucoup à Wozzeck, mais aussi aux nombreuses formes anciennes – ciacona, ricercar, capriccio... – qui caractérisent la plupart des scènes), mais fort d'une pensée follement moderne sur la façon de faire de la musique : deux chefs sur scène au même moment, un effectif en forme de marée humaine débordant jusque dans les coulisses, une série dodécaphonique se déclinant au gré d'une pulsation toujours en transformation... Une créature musicale d'un autre monde, en somme, dont la seule représentation suscite l'émoi du public, par les moyens pléthoriques qu'elle requiert.
Ce qui frappe en tout premier lieu le spectateur, c'est l'atmosphère qui règne dans la grande salle Pierre Boulez. L'arrière-scène du chœur est réaménagée en gradins, où évolueront les chanteurs selon une mise en espace de Calixto Bieito. Les lumières, sombres et dramatiques, éclairent d'une lueur blafarde le sol noir de la scène, où les premiers rangs ont été rongés par le flot des instrumentistes, comme par effet d'érosion. Les premières notes de l'œuvre sont glaçantes : une série de sons retentissant comme un cluster, servie par le feu nourri d'une percussion qui martèle l'auditeur. Les chanteurs entrent en scène, pas à pas, dans une démarche mécanique et militaire. L'effroi est là, et la violence du spectacle transcende la temporalité de sa composition pour s'inscrire dans notre actualité.
Mais on s'interroge bien vite quant à l'efficacité de la mise en espace de Calixto Bieito. Ce dernier avait déjà signé une mise en scène de l'œuvre pour le Komische Oper de Berlin. On le sent furieusement limité par le minimalisme de l'exercice de la mise en espace, sans que cette contrainte soit spécialement créatrice. On comprend qu'en multipliant les interactions stéréotypées entre les personnages, Bieito fait écho aux figures archétypiques que l'opéra nous présente, et les renvoie au statut de métaphores signifiantes. Marie devient ainsi le fantasme d'un monde d'hommes, militaire et brutal. L'idée est bonne mais ne tient pas sur la longueur, et circonscrit sérieusement la richesse d'un livret qui a bien plus à offrir.