Après sa création mondiale en août à Duisbourg, lors de la Ruhrtriennale et son passage à l’Opéra du Rhin, Kein Licht, le cinquième opéra de Philippe Manoury arrive enfin à l’Opéra Comique, qui en a passé la commande. Depuis son lancement, le projet a suscité beaucoup de curiosité et d’intérêt. En 2016, il a d’ailleurs reçu le Prix Fedora, qui soutient la création contemporaine d’opéras et de ballets. Initiative inédite pour une œuvre de cette envergure, une campagne de financement participatif a permis de réunir 7% du budget total grâce à 105 donateurs particuliers.
Kein Licht (« Pas de lumière ») est un spectacle innovant à bien des égards, à commencer par sa nature même. Pour qualifier l’œuvre qu’il a créée conjointement avec Nicolas Stemann, Philippe Manoury, jouant malicieusement avec les mots et les concepts, a inventé le terme « thinkspiel », c’est-à-dire un opéra-comique de tradition allemande (Singspiel) destiné à susciter réflexion et questionnement. Mais en quoi précisément consiste ce nouveau genre ? Musique vocale et instrumentale, théâtre, performance artistique, technologie : tels sont les ingrédients de ce spectacle total, qui mêle Regietheater et « théâtre post-dramatique ». Le livret de Kein Licht s’appuie sur la pièce éponyme d’Elfriede Jelinek, retravaillée par Nicolas Stemann, qui assure la mise en scène de la quasi-totalité de l’œuvre théâtrale de la lauréate du Prix Nobel de littérature. Kein Licht traite de la catastrophe de Fukushima. Le texte original a fait l’objet de deux compléments : le premier publié en 2012, sous le titre « Épilogue ? » fait suite à la décision de l’Allemagne de sortir du nucléaire ; le second en 2017 (trois mois seulement avant le début des répétitions) intitulé « Der Einzige, sein Eigentum » (« Hello darkness, my old friend ») entend réagir à l’investiture de Donald Trump à la présidence des États-Unis.
Ces trois textes façonnent le découpage de l’œuvre en trois parties. Ici, point de personnages identifiés, les voix portent les discours de divers intervenants : femmes endeuillées, employés de la centrale nucléaire, musiciens, particules élémentaires douées de raison, survivants, citoyens européens, esprits des morts… Sur la scène, pour les « incarner », évoluent quatre chanteurs solistes, deux comédiens, un quatuor vocal, un petit effectif orchestral… et un chien. Point d’histoire à raconter, mais un patchwork de fragments jouant sur plusieurs niveaux de compréhension et de langage, allant de l’aridité obscure jusqu’à la bouffonnerie, en passant par l’humour le plus subtil (ainsi dans la première partie le jeu sur le mot Geiger, qui en allemand signifie violoniste et désigne aussi le célèbre compteur de radioactivité). « Qu’avons-nous appris ? » demande un des deux comédiens à la fin de la représentation. Cette question pourrait assez bien résumer toutes celles, très nombreuses, posées ou suggérées tout au long de la soirée. C’est ainsi que, sans apporter de réponse, Kein Licht pousse à réfléchir. La catastrophe aurait-elle pu être évitée ? Faut-il sortir du nucléaire, et si oui, à quel prix ? Comment l’art peut-il aider à comprendre un monde devenu si complexe que plus personne n’est capable de l’appréhender en tant que système ?