Ambiance de grande première : de nombreux journalistes et attachés de presse sont de sortie, Stéphane Lissner prend place aux premières loges et d’autres directeurs d’institutions lyriques jettent un regard attentif à la distribution. Sommes-nous à Bastille ou à Garnier ? Ni l’un, ni l’autre, ni même à Paris ! Tout ce beau monde a fait le déplacement jusqu’au terminus de la ligne 5 du métro, par-delà cette Porte de Pantin que certains spectateurs considéraient avec une répugnance non dissimulée quand la Philharmonie y a coulé ses fondations. Les temps changent et c’est heureux : l’agréable MC93 de Bobigny, son bar chaleureux et ses baies vitrées lumineuses font une rampe de lancement idéale pour la première tournée nationale de l’Académie de l’Opéra de Paris.
Si la curiosité est au rendez-vous, c’est que cette Académie est prometteuse. Depuis quatre ans, l’Opéra de Paris reçoit sur concours de jeunes artistes (chanteurs, instrumentistes, chefs de chant...) qui suivent ensuite une formation d’excellence, ponctuée de projets ambitieux. Ce soir, excusez du peu : ce sont les trois actes et les trois heures de La Chauve-souris, exigeante et subtile opérette de Johann Strauss, qui sont au programme. Adaptée tant à la scène balbynienne qu’aux effectifs instrumentaux limités de l’Académie, la version du soir met à l’honneur un septuor qui prend place sur une estrade côté jardin, remplaçant l’habituel orchestre en fosse.
Pour mettre en scène ce modèle réduit de La Chauve-souris, Célie Pauthe est partie d’une étonnante découverte : en 1944, l’opérette a été jouée par des détenus dans le camp de concentration de Terezin. Voilà qui offre l’opportunité d’une fascinante mise en abyme, parfaitement en accord, a priori, avec l’économie de moyens de la production : instrumentistes et chanteurs entrent en scène les uns après les autres dans des habits sommaires et déclinent sobrement leur identité. Leurs nationalités variées sont à l'image des innombrables victimes du nazisme. À quelques endroits de l’ouvrage, des vidéos récentes de Terezin sont ensuite projetées en guise de décor, offrant un contrepoint sérieux à l’opérette : l’évocation de l’emprisonnement revêt un sens tragique sous l’écorce comique, et le fameux « Heimat » somptueusement entonné par Angélique Boudeville (Rosalinde) redouble d’expressivité nostalgique.
À l’exception de ces instants émouvants, le jeu de la mise en abyme ne prend malheureusement pas. Passons sur l’inutile séquence didactique ajoutée au début du dernier acte, quand un geôlier délibérément débile commente longuement un film de propagande nazi. Hormis l’insertion de vidéos, la mise en scène ne cultive pas la distanciation annoncée en introduction et la représentation ne bascule jamais dans le contexte de Terezin : les personnages offrent surtout l’image d’une troupe d’étudiants potaches qui s’amusent avec peu de moyens. Si le pari brechtien de la mise en scène est manqué, on se console avec le divertissement proposé par le livret et incarné avec un plaisir communicatif par les « académiciens ». Les quiproquos et autres travestissements sont plus d’une fois désopilants, depuis les caprices de ténor d’Alfred jusqu’à la voix de canard d’Eisenstein imitant son avocat.