En 2015, quelques mois avant qu’il ne prenne sa retraite en tant que directeur artistique de la Batsheva Dance Company, le chorégraphe israélien Ohad Naharin – fondateur de la technique Gaga qui a fait école dans la danse et inspiré des moissons d’artistes – avait laissé planer le doute en créant Last Work. Dernière œuvre au sens d’inédite ou d’ultime ? D’autres créations ont finalement suivi mais, en 2015, cette question n’était peut-être pas complètement tranchée pour Ohad Naharin lui-même tant Last Work est une pièce solennelle, débordante d’images incroyablement puissantes, et tient la place d’une œuvre testamentaire dans son répertoire.
Dans la Grande Halle de La Villette, c'est le Ballet de l’Opéra de Lyon qui fait le pari de représenter cette œuvre charnière de Naharin, donnée pour la seconde fois seulement à Paris. Au lever du rideau, une femme vêtue d’une robe bleue court sur place en fond de scène. Cette course immobile, au rythme et au mouvement constants, se poursuivra invariablement durant l’intégralité de la pièce. Entre un danseur qui traverse la scène accroupi, se déplaçant dans un long déroulé du pied. L’image est immédiatement frappante, faisant éclore une étrange opposition entre la femme qui court sans avancer et l’homme recroquevillé, les jambes entravées, qui pourtant progresse.
Tout au long de Last Work, la constance de la course de la femme à la robe bleue crée un contraste avec le mouvement des danseurs qui peuplent la scène, au rythme parfois étiré, parfois précipité, et aux gestes déstructurés. Dualité entre la permanence implacable du temps qui passe, représentée par cette course incessante, et la fugacité désordonnée de nos vies, car sur scène on gesticule en vain, on s’aime et on souffre, on s’évertue.
Comme toutes les créations d’Ohad Naharin, Last Work est remarquable par la simplicité de sa mise en scène, les danseurs étant vêtus de shorts et tee-shirts pour la plupart, tandis que la bande-son discrète fait résonner une tonalité grave sur des nappes sonores électro éthérées. Toutefois, Ohad Naharin – et c’est là son talent indiscutable – fait surgir du vide des images prodigieusement bouleversantes. Sans jamais se répéter, malgré des dizaines de chorégraphies à son actif, le chorégraphe conçoit des agencements de groupe et des mouvements uniques. Dès les premiers instants, un danseur saisit son genou de la main et le secoue lentement, formant un mouvement de vague hypnotique, qui ébranle peu à peu tout son corps et donne l’impression d’un flottement en apesanteur. D’une épure totale, ce geste génial est d’une puissance étonnante.
Last Work égrène encore d’autres mouvements aussi originaux que poignants : un superbe pas de deux à la fois tendre et animal, dans lequel une femme bondit accroupie sur le corps gisant d’un homme et scrute longuement son visage ; une ligne dont les corps se percutent ; un corps enseveli sous une marée de mains ; à la fin de la pièce, une toile d’araignée géante formée par les corps des danseurs scotchés les uns aux autres.
Le Ballet de l'Opéra de Lyon, qui se confronte ici pour la première fois au langage exigeant d'Ohad Naharin, parvient à révéler la richesse incroyable de la chorégraphie : on distingue les nuances qui en font le sel, et l'on se régale de la virtuosité de certains mouvements. La compagnie lyonnaise ne se hisse pas pour autant au niveau de la Batsheva, qui avait interprété Last Work originellement : certains passages paraissent visiblement appris plutôt qu'émanant de la musique naturelle des corps, et il manque cette lueur d'intensité dans les regards – qui demeurent ici très concentrés sur la danse – qui est une marque de fabrique de la Batsheva.
Avec cette œuvre, Ohad Naharin tenait-il à prouver une dernière – et magistrale – fois son génie artistique ? Last Work est en tout cas une pièce calme et maîtrisée, aux représentations parfois sépulcrales (les projecteurs sépia éclairent des corps gisants en scène, des orants au visage voilé et aux mains jointes, ou d’étranges moines habillés de noir). Dans une dernière scène intense, un homme assis sur un tabouret dos au public tressaute et fait gicler une gerbe de paillettes dorées. Mais là où l’esprit s’engouffre dans le piège et imagine avec amusement une représentation de l’artiste se masturbant, se cache en fait la mort, car l’homme se retourne, tenant en fait une mitraillette... Dans Last Work, Ohad Naharin se pose comme un chorégraphe crépusculaire, et pourtant au zénith de son art.
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