Alors que se multiplient sur les scènes opératiques les grandes œuvres verdiennes inspirées de Shakespeare en cette année où l’on célèbre le 400e anniversaire de son décès, l’Opéra de Paris rend hommage au plus grand écrivain anglophone avec une rareté : Lear d’Aribert Reimann, redonné pour la première fois au Palais Garnier depuis sa création française 1982. Que ce soit la mise en scène de Calixto Bieito, la distribution vocale dominée par Bo Skovhus dans le rôle titre ou encore la direction de Fabio Luisi, tous les éléments ont permis de faire de cette nouvelle production ambitieuse un événement marquant de la saison parisienne.
Quand bien même Reimann est habitué au genre du Literaturoper, avec entre autres ses mises en musique du Château de Kafka et de la Sonate des spectres de Strindberg, s’attaquer à un monument littéraire tel King Lear est un pari risqué. La double intrigue qui voit d’un côté le roi sombrer dans la folie après avoir renié la seule de ses filles à lui témoigner un sincère amour filial (Cordelia), et de l’autre, la soif de reconnaissance du bâtard Edmond qui n’hésite pas à trahir son père et son frère dans l’espoir d’arriver à ses fins, nécessite une musique capable à la fois de porter la tension continue qui parcourt l'œuvre et d'en éclaircir les nœuds dramatiques notamment par une caractérisation psychologique fine des personnages. A cette fin, Reimann use habilement des conventions stylistiques de l’opéra, parfois les détourne. La vocalise est suspecte, le lyrisme est souvent un artifice, un procédé de dissimulation exploité par les filles aînées dans leurs démarches insidieuses de manipulation. La vérité emprunte des modalités vocales plus simples (telles l’intonation recto tono) et souvent des procédés proches du parler comme en témoigne le rôle du fou qui renvoie un miroir inversé à la figure du roi par ses commentaires pleins de lucidité sous couvert du trait d'esprit railleur. Le cri est pourtant bien l'esthétique vocale qui domine. Le cri de douleur, le cri de la rage, le cri qui, resté trop longtemps contenu, explose avec une véhémence inhumaine. Pour autant, l’intelligibilité du texte est préservée, et ce malgré une abondance de cuivres, de percussions, des fortissimo retentissants émanant de la fosse et une harmonie dont l’élément de base est le cluster. Là est le miracle au niveau instrumental : l’orchestre éructe de violence mais jamais ne s’impose au détriment des voix. Le mérite en revient notamment à Fabio Luisi qui veille à l’équilibre global et maintient les musiciens de l’orchestre de l’opéra de Paris, ici virtuoses, dans de justes proportions dynamiques.