L'un a 16 ans, l'autre 13, tous deux casqués de blond viking, on les prend pour des jumeaux. C'est à Liège à l'automne 2009 qu'on entend pour la première fois Lucas et Arthur Jussen, pour ce qui est leur premier récital hors de leurs Pays-Bas natals. Il aura fallu attendre plus de quinze ans pour qu’on les retrouve tels que la maturité ne les pas changés au Théâtre des Champs-Élysées (où ils avaient fait leurs débuts à l’invitation de Jeanine Roze il y a deux ans). Les absents ce soir auront eu bien tort, tant les qualités des deux frères musiciens se sont déployées, démultipliées dans un programme exceptionnellement dense.
Lucas et Arthur Jussen sont les anti-Labèque. Autant les sœurs jouent de leurs individualités, de leurs différences (et c'est pour cela qu'on les aime depuis si longtemps), autant les frères Jussen sont dans une osmose, une communion telles que, les yeux fermés, on est incapable de les distinguer.
Dans le joli Allegro brillant de Felix Mendelssohn (un Andante suivi d'un scherzo elfique), on remarque vite la perfection de l'accord entre les deux pianistes, surtout dans une œuvre pleine de broderies, où le moindre décalage s'entendrait aussitôt. L'un et l'autre jouent au fond du clavier, la douceur n'est jamais superficielle, la puissance jamais brutale. La salle, qui est loin d'être comble, applaudit poliment.
Ce qui va suivre est une autre paire de manches, rien moins qu'un chef-d'œuvre de Franz Schubert – ils sont nombreux en cette dernière année de la vie du compositeur –, le couronnement de toute cette musique d'amitié, où l'on se confie côte à côte, cœur à cœur, à quatre mains : la Fantaisie D.940. Les toutes premières mesures disent tout : trop lent, trop appuyé et c'est l'affliction démonstrative, trop évanescent et c'est l'eau de rose.
Les Jussen trouvent d'emblée le ton juste et n'oublient pas que, comme chez Mozart, Schubert n'est jamais univoque. Sitôt délivrée cette confidence douloureuse, le compositeur reprend espoir, ouvre l'horizon dans une sorte d'aimable ländler. La même alternance d'éruptions de révolte et d'éclairs d'optimisme irrigue le Largo puis l'Allegro vivace qui suit, avant que la boucle ne se referme, par une grande fugue sombre et lancinante.
On ne sait qu'admirer le plus dans l'interprétation des deux frères hollandais, tant la communion de pensée et de jeu est idéale. Cela ne cogne jamais, ils osent quelques rubatos, quelques accélérations pour relancer le discours. On voudrait ne pas applaudir, rester dans cet état de semi-conscience où nous plonge irrémédiablement cette Fantaisie qui est ce soir un état de grâce.
Passer de Schubert à Ravel, du quatre mains aux deux pianos, ne pose en apparence aucune difficulté aux frères Jussen. S’il faut émettre une critique, disons qu'on eût préféré un début plus mystérieux, impalpable, dans les tréfonds du premier piano pour La Valse de Ravel, mais les « nuées tourbillonnantes » imaginées par le compositeur vont prendre sous les doigts du duo toutes les teintes de sensualité, de trouble, d'inquiétude jusqu'au désastre final, sans jamais verser dans le vulgaire ou le relâché. Et quelle osmose, quelle fusion entre les duettistes, respirant d'un même mouvement, retenant ou accélérant jusqu'au malaise cette infernale mesure à trois temps ! La salle éclate dans une ovation digne de pop stars...