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Suffocante Sixième de Mahler par Simon Rattle et l'Orchestre symphonique de la Radio bavaroise

Par , 04 octobre 2023

Ce n’est sans doute pas un hasard que Simon Rattle ait choisi la Sixième Symphonie de Gustav Mahler pour la tournée inaugurale de son mandat à la tête de l’Orchestre symphonique de la Radio bavaroise, la phalange rivale de toujours des Berliner Philharmoniker. En effet, pour son premier (1987) comme pour son dernier concert (2018) au pupitre de l'orchestre berlinois dont il fut le chef de 2002 à 2017, c’est cette symphonie, la plus énigmatique du compositeur viennois, qu’il avait déjà choisie. De cette œuvre, l’un de ses illustres prédécesseurs, Herbert von Karajan, faisait remarquer qu’elle s’achève dans le désespoir absolu. D’où ce surnom de « Tragique » validé par Mahler lui-même qui répondait à ceux qui lui demandaient « pourquoi tant de cruauté et de dureté » dans cette œuvre : « ce sont les cruautés que j’ai subies et les douleurs que j’ai ressenties ». Il n’est jusqu’à des interprètes aussi éminents de l’œuvre de Mahler comme Bruno Walter ou Otto Klemperer qui ont toujours refusé de la diriger. Trop uniformément sombre, trop violemment dépressive.

Simon Rattle dirige l'Orchestre symphonique de la Radio bavaroise à la Philharmonie
© Ava du Parc / Cheeese

Devant une salle comble, Sir Simon en livre une interprétation suffocante à tous égards. D’abord parce que l’œuvre est, des neuf symphonies de Mahler, la plus dense, la plus constamment intense, sollicitant le grand orchestre parfois jusqu’aux limites du supportable, même dans (ou à cause de ?) l'acoustique généreuse de la Philharmonie. Ensuite en raison des partis pris du chef anglais qui privilégie la modernité flagrante d’une architecture qui laisse peu de place aux épanchements romantiques et une allure générale implacable.

On remarque d’emblée le son fabuleux de cet orchestre, que beaucoup s’accordent à mettre en toute première place des phalanges européennes. Ce soir on ne sait qu’admirer le plus : l’assise des basses, la pure beauté des pupitres de cordes (pour l’anecdote, ce soir Antoine Tamestit s’est glissé dans le pupitre des altos), des vents superlatifs, sans parler de cuivres d’une homogénéité stupéfiante, capables de toutes les nuances sans jamais détimbrer ni forcer.

Simon Rattle dirige l'Orchestre symphonique de la Radio bavaroise à la Philharmonie
© Ava du Parc / Cheeese

Simon Rattle imprime une inexorable scansion à la marche sombre et menaçante qui ouvre le premier mouvement : il oublie le « ma non troppo » dont Mahler nuance cet Allegro energico. On attend en vain l’éclaircie, la respiration qui permettrait de desserrer l’étau sonore qui submerge le public. Pourtant Dieu sait si le chef – qui dirige par cœur – sait mettre en lumière les mille détails de la partition ! C’était jadis son péché mignon, au point d’oublier parfois la grande ligne... Mais il a manifestement décidé ce soir de tenir d’une poigne ferme cette course paroxystique à l’abîme. Même l’épisode quasiment champêtre (les cloches de vaches se font entendre des coulisses) qui vient un instant rasséréner l’atmosphère n’incite pas le chef à relâcher la tension. On sort essoré de ces vingt-cinq premières minutes.

Heureusement Simon Rattle choisit de ne pas suivre l’ordre des mouvements tel que Mahler l’avait décidé (puis certes modifié après les premières répétitions) : c’est bien l’Andante moderato et non le Scherzo qui succède aux déchaînements du début. Le thème si aimable et souriant en apparence qui ouvre le mouvement, pris lui aussi à une allure inhabituelle, a tôt fait de s’assombrir malgré les cloches et les harpes qui sonnent comme des cymbalums. En même temps que Mahler semble déconstruire les formes habituelles (et même la tonalité), il expérimente ici toutes sortes d’alliages sonores. Rattle en profite pour exalter la splendeur de ses solistes.

Simon Rattle dirige l'Orchestre symphonique de la Radio bavaroise à la Philharmonie
© Ava du Parc / Cheeese

Sans transition, le chef enchaîne avec un Scherzo qui n’a rien de guilleret ni d’aimable : « Wuchtig », écrit Mahler, que faute de mieux on traduit par « pesant », on pourrait ajouter « massif ». Une sorte de marche au supplice berliozienne poussée jusque dans les stridences du piccolo, les grondements terribles dans les basses et le timbre émacié d’un xylophone – on pense inévitablement au dernier Chostakovitch. Il y a bien au centre du mouvement une sorte de danse archaïque pleine d’ironie grinçante, mais ce Trio ne change rien au caractère de cette page sinistre.

Le dernier mouvement, qui dépasse la demi-heure, ressemble à un concentré de toutes les expériences esquissées dans les mouvements précédents. Très difficile d’exécution, difficile d’écoute aussi, avouons-le, l’auditeur sature plus qu’à son tour. Il faut toute la science de Simon Rattle pour nous conduire hors du labyrinthe thématique et des ressassements dont Mahler semble ne pas savoir ou vouloir sortir. Jusqu'à ce que le funèbre cortège disparaisse à l'horizon, non sans avoir sidéré l'assistance par un dernier éclat terrifiant de tout l'orchestre.

****1
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“Rattle a manifestement décidé de tenir d’une poigne ferme cette course paroxystique à l’abîme”
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