La nouvelle production de Moïse et Aaron, de retour à l'Opera de Paris après 40 ans d'absence, était très attendue et regardée par tous les amateurs d'opera comme l'acte artistique fondateur du mandat de Stéphane Lissner en tant que directeur. L'opera inachevé, qui relève musicalement du dodécaphonisme, est une réflexion philosophique autour de l'expression de la pensée divine, incarnée par Moïse, qui est impuissant à la transmettre au Peuple élu. Cette pensée sera donc exprimée par son frère Aaron, qui la trahira au moment de l'absence de Moïse, en faisant vénérer le Veau d'Or, idole païenne. Cette idole est représentée sur scène par un véritable taureau étonnamment placide, dénommé Easy Rider, qui a été l'objet d'une polémique sur le net après que les défenseurs de la cause animale ont prétendu que la bête était maltraitée, ce dont l'Opera de Paris s'est officiellement défendu.
Les réactions partagées sur le spectacle lors de la première ne laissent cependant aucun doute sur le fait qu'il s'agit d'une belle réussite musicale, dont le chef Philippe Jordan se taille une belle part. Sa direction souple met en relief les subtilités d'orchestration de l'œuvre et l'orchestre, remarquablement clair, a paru tout à fait à l'aise avec la partition, même si dans certains passages ont aurait attendu plus de flamboyance.
Initialement attribuée à Patrice Chéreau, la mise en scène en a été confiée après son décès prématuré à Romeo Castellucci, connu notamment pour les réactions violentes qu'avait provoquées chez les intégristes son spectacle iconoclaste "Sur le concept du visage du fils de Dieu". Rien d'aussi provoquant dans ce spectacle biblique, mais une vision très conceptuelle qui s'appuie sur un grand sens de l'image chez cet artiste initialement plasticien.
La dualité de l'esprit et de la matière, de la pensée est du verbe s'exprime dans une opposition entre le noir et le blanc. Le premier acte est dominé par le blanc, l'idée non encore pervertie par l'homme. Dès le lever de rideau, la parole de Dieu est représentée par une bande magnétique se dévidant d'un magnétophone à bande (le buisson ardent) et que Moïse va recueillir. Le peuple sera alors une masse blanche informe et mouvante distinguée à peine derrière un rideau de tulle sur lequel, révélation, apparaitra le nom de Dieu sous forme de mots projetés, d'abord lentement puis en s'accélérant.
Au deuxième acte, le noir entre en scène avec le baton de Moïse, transformé en serpent par Aaron. Ce serpent est une machine futuriste comme sortie de Star Wars, mais dont le rôle est plus proche du monolithe de 2001 qui révèle l'Homme à lui-même. Echappée de cette machine, une encre visqueuse comme du goudron commence alors à se répandre sur la scène, révélant des caractères en relief sur le sol. Sur l'injonction d'un Aaron devenu lui-même un pantin englué dans le Verbe de la bande magnétique, c'est dans cette encre que le peuple élu viendra de son plein gré progressivement et conscienceusement se souiller. C'est avec elle aussi qu'on badigeonnera le veau d'or dans une scène d'orgie rituelle bien peu démonstrative. Ultime et superbe image dans la scène finale, le peuple parti à l'escalade de la montagne sacrée du Sinaï, verra celle-ci s'écrouler révélant un magnifique ciel étoilé.