Par la mélancolie irisée qu'exhalent les morceaux sentimentaux de Tchaïkovsky, les décors largement inspirés des bois de bouleaux de Lévitan et, évidemment, les portés époustouflants signés Cranko, le ballet Onéguine est un chef-d'oeuvre en soi. Cet Onéguine dansé restitue avant tout deux univers russes révolus, l'un bucolique et l'autre impérial, composant ainsi un poème chorégraphique d'une infinie poésie. L'intrigue, celle d'un amour éconduit, semble en comparaison secondaire, même si l'héroïne (non éponyme…) du ballet s'affirme comme une femme forte, « l'apothéose de la femme russe » selon Dostoievski, qui correspond donc aux idéaux du XXIe siècle.
Parce qu'Eugène Onéguine, intraduisible roman en vers de Pouchkine, n'est pas ancré dans notre imaginaire national, chaque interprète a semblé insuffler ses propres références russes à son personnage. En faisant là une infidélité au texte, les danseurs de l’Opéra de Paris ont respecté les souhaits du chorégraphe, prônant une danse instinctive, habitée, qui prend vie par les petits comme les grands rôles. Cette inspiration féconde a permis de faire vibrer une corde d'élégie russo-française inédite.
A commencer par Eugène Onéguine lui-même, que Mathieu Ganio, danseur noble aux lignes élancées, campe parfois avec un air torturé qui rappelle le désespoir de Siegfried, dans la version de Noureev du Lac des cygnes. Dans le deuxième tableau de l'acte I caractérisé par une campagne au feuillage d'or, le dandy apatride semble moins souffrir d'un ennui provincial que d'on ne sait quel fardeau existentiel, à la manière d'un "enfant du siècle" russe. Ses arabesques suspendues deviennent ainsi des tentatives d’envol, ratées. Quand il voit défiler, à la fin, les femmes de son passé, il montre là aussi ses faiblesses humaines. Ce parti pris contribue à présenter l’anti-héros sous un jour sensible. Mais Mathieu Ganio brouille les pistes en voulant restituer, au fil de l’histoire, toutes les nuances du personnage. Tour à tour lisse, arrogant, démoniaque, charmant puis tout bonnement humain, il devient insaisissable.
En Tatiana Larina, Ludmila Pagliero, une valeur sûre de la compagnie, se montre relativement classique. Elle est investie, mais pas trop, bonne technicienne sans être spectaculaire. Un brin fleur bleue, sans plus. Sa danse fluide comme son travail de pied élégant se regardent avec plaisir. On n'attend pas plus d'une jeune fille timide et rêveuse de la petite aristocratie de province. Car Ludmila Pagliero se réserve : c'est lors de la dernière scène qu'elle se révèle. A présent en position de force sociale (elle est devenue princesse pétersbourgeoise) et sentimentale (Onéguine se traîne à ses pieds), elle laisse poindre des piques de férocité au détour d'un porté, d'un geste, d'une pirouette, qui la rapprochent d'une Anna Karénine, passionnelle. Lorsque, bouleversée aux larmes, elle déchire la lettre d'Onéguine par droiture et fierté, Ludmila Pagliero s'abandonne à un chagrin expressionniste. Il faut dire que cette scène du boudoir confine au sublime. La musique, tirée du glaçant poème symphonique Francesca da Rimini, instaure un climat sonore envoûtant. La chorégraphie devient plus osée, plus sensuelle, plus agressive aussi et les portés virtuoses épousent parfaitement le texte original.