Œuvre atypique s’il en est, Peer Gynt, avec son alternance de scènes comiques et d’épisodes tragiques, peut être assimilé à un avatar tardif du drame romantique, mais l’œuvre participe tout aussi bien du récit de formation, du conte philosophie ou encore de l’opéra… Elle ne pouvait que croiser la route d’Olivier Py, amateur passionné de littérature, de théâtre et de musique, et dont plusieurs obsessions (la religion, le rôle du dirigeant dans le cité, la famille et ses violences, l’amour et ses blessures, le fantastique) tissent précisément la trame de la pièce d’Ibsen. Quel meilleur écrin, par ailleurs, que celui offert par le Châtelet, véritable « théâtre musical », pour accueillir cette œuvre hybride ? Toutes les conditions étaient donc réunies pour faire de ce nouveau Peer Gynt un succès... et cette nouvelle production en est un : en témoigne la magnifique ovation reçue par l’ensemble des artistes à l’issue du spectacle !
Évacuons d’emblée deux (petits) motifs d’insatisfaction pour mieux souligner ensuite toutes les raisons que nous avons de nous réjouir. Le choix a été fait de sonoriser le spectacle, ce qu’on peut parfaitement comprendre, les comédiens étant plus d’une fois amenés à parler par-dessus l’orchestre. Si ce choix, a priori, ne choquera pas les amateurs de comédies musicales, il convaincra moins le mélomane « classique » : toutes les voix se trouvent ainsi placées sur le même plan, perdant beaucoup de leurs spécificités en termes de projection et de puissance – et l’on met parfois un certain temps à comprendre qui parle sur scène, tant les voix semblent toutes provenir d’une seule et même source.
La traduction, ensuite, suscite dans les premières scènes quelque inquiétude, tant les « je m’en fous », « elle en pince », « pas la peine de s’engueuler » se succèdent à un rythme effréné : va-t-on subir un énième et funeste « dépoussiérage » du texte censé l’adapter à la sensibilité du public contemporain ? Mais nos craintes tombent rapidement : ce langage familier mais sans excès rend bien compte de certaines trivialités du texte original, et l’on admire in fine la traduction/adaptation d’Olivier Py, respectant le caractère bigarré du texte d’Ibsen.
Ceci étant posé, ne reste que du bonheur ! Celui, tout d’abord, d’entendre enfin l’œuvre dans sa (presque) totalité : 3h50 de spectacle (entracte inclus), contre les 2h30 de la production strasbourgeoise de février dernier, ou la petite heure et demie du spectacle lyonnais de 2022. Le périple complet de Gynt nous est ainsi proposé, de son village natal au royaume des trolls puis l’Afrique, avant un retour en Norvège précédé d’un séjour à l’asile et d’un mouvementé voyage en mer : il faut bien cela pour saisir le caractère effréné et vain de la quête du héros, qui aura entrepris beaucoup sans jamais rien réussir, avant de comprendre, au seuil de la mort, que le bonheur était en fait à portée de main, dans l’amour inconditionnel que lui porte Solveig, avatar norvégien d’une Butterfly attendant patiemment le retour de l’ingrat.
La mise en scène de Py est en tout point superbe : refusant le parti pris de la laideur comme le recours trop facile à la vidéo, le metteur en scène fait alterner avec brio certaines scènes à l’humour désopilant avec d’autres inquiétantes, dérangeantes, émouvantes, tragiques. Il sait parfaitement, au sein d’une action et d’un spectacle pour le moins frénétiques, ralentir judicieusement le tempo pour mettre en valeur quelques moments clés, dont certains sont véritablement bouleversants : la mort d’Åse, que Peer Gynt tente désespérément de raccrocher à la vie ; l’attente de Solveig, dont le chant pur et mélancolique (superbe Raquel Camarinha) offre une parenthèse apaisée dans la course à l’abîme à laquelle se livre son fiancé ; l’endormissement final du personnage éponyme alors que se fait entendre une berceuse et que les figures de Solveig et la mère de Peer Gynt semblent se confondre…
L’Orchestre de chambre de Paris et sa cheffe Anu Talirendent au mieux la magie de la partition de Grieg, et se montrent aussi convaincants lorsqu’il s’agit d’évoquer les mystérieuses brumes norvégiennes que les charmes de l’Orient, l’inquiétant monde sylvestre des trolls ou la mélancolie désespérée dont est empreinte la bouleversante mort d’Åse.