Avec son spectacle Pile of Bones, la chorégraphe australienne Stephanie Lake revient à Chaillot après Dual en 2015 ; rien que le titre de son nouveau ballet parvient à aiguiser la curiosité. Il est en effet bien surprenant d’évoquer une partie du corps humain (les os) dans son état le plus inerte (empilés, sans vie) pour désigner une composition dansée – surtout la sienne, dont le surgissement sur scène découle d’un assemblage volontaire et complexe d’énergies corporelles, vitales, aux antipodes d’une immobilité passive et inéluctable. C’est justement pour rendre hommage au corps comme créateur de mouvements en tous genres et catalyseur des forces les plus variées que ce titre a été choisi : d’après Stephanie Lake, la danse permet avant tout à l’être humain de s’exprimer, libérant un inconscient qui le distingue des choses inanimées et lui confère une éloquence fascinante, jusque dans les moindres tressaillements de ses membres.
Pile of Bones consiste en un quatuor de danseurs : deux femmes et deux hommes occupent la scène pendant un peu plus d’une heure. Ce qui compte n’est pas leur prestation en tant qu’individus mais le rapport qui existe entre ces quatre corps soumis à des interactions continuelles, de natures changeantes. On ne voit d’abord surgir de l’ombre qu’un visage, puis progressivement deux mains, puis – surprise – une multiplicité de mains, parfaitement synchronisées ; toutes sont animées par le même souffle, semblent être mues par une intelligence unique, à l’image de l’ombre indivisible qui s’agite tel un esprit derrière les quatre organismes. Dès que la lumière s’intensifie, les corps se distinguent peu à peu les uns des autres, uniquement pour mieux se retrouver et vibrer ensemble. Le geste d’une personne se répercute implacablement sur le corps d’une autre, comme en écho : si un genou se lève, un coude se décale ; si une main touche un ventre, il recule aussitôt. Chaque mouvement détermine le suivant, et ce principe assez basique devient ici presque troublant tant la précision et la rapidité des danseurs leur permettent de réagir aux impulsions des autres avec aisance et naturel.
Le premier tableau magnifie ainsi la merveilleuse capacité du corps à s’abandonner à une impulsion extérieure, qu’il parvient à ressentir de manière organique ; le noir des costumes augmente d’ailleurs l’impression de communion parfaite entre les corps. Les tableaux suivants jouent aussi sur les réflexes physiologiques des danseurs, mais pas seulement en fonction des actions des autres. La musique tout d’abord (signée Robin Fox) joue un rôle essentiel dans l’occupation de l’espace et l’émotion que dégagent les interprètes : quand elle est poussée à son volume le plus fort, sur un tempo effréné marqué par des basses électrisantes, le quatuor se déchaîne et libère dans un élan commun toute la fureur et la violence inhérente à leur être. Lorsque les grésillements et autres ingénieux micro-bruits de la bande-son suggèrent sans équivoque la présence d’insectes, deux danseurs s’amusent à mimer ces créatures et révéler leurs pulsions grandeur nature, chatouillant les deux autres, allant jusqu’à vouloir les dévorer. La grande rigueur avec laquelle toutes ces séquences sont exécutées permet de déployer une impression de fluidité voire de spontanéité qui rend le spectacle captivant et emporte le spectateur dans une narration abstraite, portée par une forme de nécessité d’expression des corps.