Entre deux concerts symphoniques à l’abbatiale Saint-Robert, La Chaise-Dieu est en ébullition : en ce dimanche après-midi, les équipes techniques s’affairent, les musiciens se croisent, les spectateurs et les touristes se mélangent, entre deux barrières de sécurité et trois camions en stationnement. La majeure partie de cette foule composite ignore que quelques mètres plus loin, dans l’intimité du discret auditorium Cziffra, un concert s’apprête à commencer : le célèbre quatuor Takács entre en scène pour interpréter Mozart (Quatuor K. 575), Dohnányi (Quatuor n° 2 opus 15) et Mendelssohn (Quatuor opus 80).
On savoure tout d’abord la luminosité du quatuor mozartien, favorisée par l’acoustique du lieu – les gradins en bois et les hauts murs en pierre constituent un écrin idéal pour la musique de chambre. Le phrasé épouse un dessin élégant, les contrastes sont soulignés sans emphase, le détaché est net, les attaques franches, les respirations parfaitement naturelles, bref : tous les ingrédients du style classique sont réunis avec une déconcertante impression de facilité. On en oublierait presque le travail gigantesque qu’il faut accomplir pour donner à cette œuvre toute la clarté qu’elle exige, pour parvenir à converser dans la même « langue » mozartienne à quatre.
Ne nous y trompons pas : l’enjeu n’est pas de délivrer un discours uniforme. Le jeu des Takács est d’autant plus intéressant qu’il réunit quatre musiciens aux personnalités bien différentes : derrière le premier violon aérien et spirituel d’Edward Dusinberre, Harumi Rhodes campe un second violon attentif, incisif, voire granuleux quand il s’agit de faire chanter sa corde grave. De l’autre côté du quatuor, l’alto de Geraldine Walther résonne avec une douceur chaleureuse, tandis que l’allure bougonne d’András Fejér transparaît dans les accents rocailleux de son violoncelle.
Cette distinction des caractères à l’intérieur de l’ensemble est particulièrement bienvenue dans le Quatuor opus 15 d’Erno Dohnányi, tant cette œuvre méconnue paraît elle-même à la croisée des chemins. Dans un style hérité de Dvorák, le premier mouvement s’ouvre sur une mélodie suave où le lyrisme de Dusinberre fait merveille. Annonciateur des conceptions modernistes de Bartók, le deuxième mouvement commence par une cavalcade obstinée du violoncelle qui paraît écrite pour Fejér. Les nombreuses superpositions de mélodies et contrechants sont réalisées avec une souplesse admirable, tant la différenciation des thèmes est aboutie.