Henri Dutilleux, s’il a longtemps évolué dans les circuits non officiels de la musique classique, est pourtant devenu, par son intransigeance esthétique d’abord, puis par l’époque qui amène un changement progressif de paradigme de la musique savante, l’un des rares compositeurs à avoir atteint de son vivant le statut de classique. Trois ans après sa disparition, pour fêter ce qui aurait été ses centièmes bougies, une série de concerts et d’évènements lui rendent hommage.
Le concert-ballet de ce soir, Paysages poétiques, porte bien son nom, puisque de poésie, il est toujours question chez Dutilleux, et que sa musique porte l’espace, donne à voir un paysage de notes d’une grande richesse de couleurs et de formes, transcendant la dimension purement temporelle. Relevant le défi de donner réellement à voir ces paysages par le medium du mouvement dansé, ce projet, collaboration entre le chef Pascal Rophé, directeur musical de l’Orchestre National des Pays de la Loire, et le chorégraphe Robert Swinston, danseur chez Merce Cunningham, maintenant directeur artistique du CNDC d’Angers, se veut une mise en ballet d’œuvres de Dutilleux, qui à l’origine ne sont pas conçues pour la danse : les Métaboles, le Mystère de l’instant, et l’Arbre des Songes, avec le violoniste Julien Szulman.
Le premier ballet est Métaboles. Une danseuse s’avance sur la piste en même temps que le chef, sous un décor bleu de mystérieuses éclaboussures mouvantes, projeté sur le fond et la piste, et sur les danseurs. Dès l’abord, l’orchestre fait preuve d’une grande maîtrise des équilibres, créant des textures d’une grande richesse de timbres. L’accord initial, d’une lumière si distinctive, toute irisée, ébloui presque, par sa netteté et l’étrangeté de l’imaginaire qu’il convoque. Les solos des bois, sous la gestuelle précise du chef, surgissent alors, furtifs et insaisissables, comme des scintillements d’étincelles, imprévisibles. Cette tension engendre localement des ruptures et des discontinuités, mais la constance de cette tension, que Pascal Rophé intègre remarquablement d’un bout à l’autre, crée un fil narratif toujours prégnant. Sur la piste, la danse, en réponse à ces ruptures, se donne le pari de la continuité, nouant avec la dimension narrative, au détriment de la richesse de détails. Les mouvements sont souples, les bras et les corps ondulent, qui montrent chez Robert Swinston une volonté de mettre en images et en mouvements la poésie de Dutilleux dans sa dimension de mystère et d’irréalité. Mais cette souplesse donne une chorégraphie qui n’hérite pas de toute la richesse de la musique, créant un décalage lorsque la matière musicale devient plus organique. Et qu’on se le dise, la musique de Dutilleux, et notamment sous la baguette de Pascal Rophé, est une musique orgiaque de la jouissance du son, une musique de délices harmoniques dans laquelle un violoncelle seul et drogué côtoie le barrissement des cuivres. Et tandis que les danseurs chancellent, avec une écriture chorégraphique de la suspension dans un paysage musical semblant faire référence à l‘instabilité du rêve ; ou se lancent dans des duos acrobatiques, la musique devenant plus martiale, on se dit que la danse de Robert Swinston ne jouit pas d’elle-même, comme le fait la musique.