Autodidacte, Dimitri Arnauts est un compositeur qui trace son sillon sans se soucier du qu'en dira-t-on académique. Sa rencontre avec Bach a déterminé sa vocation, et l'influence du maître de Leipzig se retrouve non seulement dans son langage, résolument tonal, mais également dans la portée spirituelle qu'il attache à son activité créatrice.
En amont de la création le 7 mai prochain à Bozar de sa pièce Humble Memories, a nostalgic suite, Dimitri Arnauts a répondu à nos questions sur ses choix esthétiques, le patrimoine musical et la place du compositeur dans l'Eglise d'aujourd'hui.
Pourriez-vous nous présenter Humble Memories, a nostalgic suite ?
Humble Memories est constitué de 19 miniatures pour piano quatre-mains. Il s’agit d’un ensemble assez varié d’évocations poétiques, de lambeaux de souvenirs joyeux ou sombres, ou d’atmosphères particulières qui me sont restées de ces années de jeunesse. J’ai essayé de faire cela avec une certaine distance humoristique, quand cela me concernait, mais aussi en respectant la dimension tragique de ce qui s’est déroulé pour d’autres devant mes yeux étant petit ; le harcèlement violent, la maltraitance et l’ostracisme envers les roux, les petits, les laids, les gros, les doux, etc… bref envers tout ce qui n’est pas dans la norme publicitaire.
D’autres mouvements parlent de ce qui fonde l’amour de la vie malgré tout : l’amitié, le premier amour, l’appel de l’évangile, un Dieu bon, la musique, ma rencontre avec Jean-Sébastien Bach un beau matin… J’espère seulement avoir été plus ou moins à la hauteur de la tâche poétique !
La musique de Humble Memories est assez polyphonique, avec beaucoup de jeux concertants entre les registres du clavier. Il importe donc que chaque note garde sa clarté et sa capacité de signification harmonique au sein des accords. La majeure partie de cette suite était déjà composée lorsque j’ai entendu parler du nouveau piano à accordage droit de Chris Maene sur lequel sera créée la pièce. Cet instrument et sa sonorité m’ont tout de suite paru idéaux et adaptés pour jouer, entre autres, ce type de musique. Par ailleurs, j’aime et admire la démarche de cet artisan d’art qui ose tout remettre sur le métier, renouveler une tradition oubliée, et qui a construit avec patience son chef-d’œuvre.
Vos œuvres, résolument tonales, témoignent d’une forme d'éclectisme stylistique puisant notamment chez Bach… Est-ce là justement l’expression d’une forme de « nostalgie » musicale ?
Il y a sans doute une dimension nostalgique, au vu du passé immense de la tradition musicale occidentale et de ses figures illustres dont nous sommes les héritiers.
La tonalité n’est pas le système contraignant tel qu’il a été élaboré par la scolastique académique. C’est au contraire la liberté de se mouvoir intuitivement entre des interférences sonores « à taille humaine », perçues par nous comme l’harmonie consonante, et les territoires relevant de groupements de fréquences complexes, la dissonance. La farine et l’eau, ce sont la tonalité et l’harmonie consonante, le sel ce sont les dissonances. Pour faire un bon pain il faut respecter certaines proportions.
Pour moi la tonalité est un des tropismes positifs vers la beauté et vers l’émotion, une beauté qui sait laisser sa place à l’indépendance de l’auditeur, à qui l’on donne le temps et le contexte nécessaire à la compréhension d’une musique. L’auditeur n’est pas constamment subjugué, ahuri, surinformé par un flux constant de stridences envahissantes, tant par leur nombre que par leur juxtaposition assez aléatoire. Il y a pour moi dans la surenchère de dissonances une facilité assez perverse, qui se rapproche finalement de l’usage fort généreux que l’on fait du bouton « volume » dans les concerts de musique pop-rock.
Je reconnais avec gratitude que musicalement, je dois presque tout à Jean-Sébastien Bach : de ma première grande émotion esthétique à mon éducation musicale ultérieure marquée par le chant. Si je n’avais pas été confronté à la Messe en si mineur, je n’aurais sans doute pas entendu cet appel et fait le pas vers la composition.
Quel regard portez-vous sur l’héritage légué par les avant-gardes d’après-guerre ?
Il est évident que cette avant-garde a minutieusement et avec diligence exploré de nouveaux univers sonores et développé de nouvelles techniques de jeu – ou du moins a considérablement élargi le champ de l’audible et de l’acceptable.
Il y a à mon sens presque systématiquement une gestion du désespoir à travers cette musique, une raison et victoire de l’absurde, une expression de la finalité heureuse perdue à tout jamais.
Ceci correspond peut-être à un fatalisme et à un désenchantement du monde suite à l’évacuation hors de la scène publique de la question de Dieu, et suite aux horreurs alors récentes de la Seconde Guerre Mondiale – sans doute totalement indicibles par le moyen de jolies petites mélodies, il fallait donc une musique qui fasse l’entomologie de ces enfers.
Bien que j’aime réussir à évoquer à travers un langage propre à la musique, des choses extra-musicales telles que la nature, les sentiments, les personnes etc… je ne suis pas prêt à aller jusqu’au bruitisme pur de la musique concrète. Je reconnais aux bruits de la vie et des objets leur potentiel musical évident, mais j’estime qu’il faut essayer de les transcender afin de pouvoir les considérer comme de la Musique.
Et la scène contemporaine actuelle ? Comment parvenir à y faire entendre une voix singulière ?
Je ressens comme un paradoxe. Jamais on n’a autant crié « liberté, liberté », et pourtant on doit bigrement faire attention à ce que l’on dit, ce que l’on juge, pense, estime, aime ou déteste. Ou à ce que l’on compose…
Fort heureusement, tout le monde peut constater qu’il y a eu récemment comme un vent de liberté qui a recommencé à souffler à travers les portées et les armures : la variété stylistique s’est enrichie et individualisée, la tonalité fait son modeste retour, l’harmonie consonante par contre peine encore sur la scène contemporaine.
J’ai fait mon choix de vie et pris les chemins artistiques qui me paraissaient les plus féconds et les plus délicieux, vrais et bénéfiques possibles, tout en connaissant mes limites et mes talents. Je n’ai tout simplement pas le goût de faire de la musique ultra-savante et obscure, je rêve plutôt d’être aimé, pour et par ma musique, et de savoir que de temps en temps quelqu’un a pleuré en l’écoutant. Je désire aussi exprimer (un peu tardivement j’en conviens) ma gratitude envers Dieu – pour tout et pour le reste !