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"Je ne suis pas un compositeur politisé", interview avec John Adams

Par , 18 janvier 2017

John Adams fête son 70e anniversaire au mois de février. Les maisons d’opéra et les salles de concert à travers le monde célèbrent cet événement en programmant ses œuvres, dont un nouvel opéra, Girls of the Golden West, qui sera créé à l’Opéra de San Francisco à l'automne prochain. Lors d’un entretien téléphonique, où se devinait dans la voix de John Adams une certaine fatigue dûe à la composition de cette œuvre nouvelle, le compositeur américain a chaleureusement répondu à mes questions.

RL : Tout d’abord, joyeux anniversaire ! Selon les statistiques annuelles Bachtrack 2016, Scheherazade.2 a été l’une des œuvres contemporaines les plus jouées. Pourriez-vous nous en dire plus à propos de cette œuvre, concernant sa technique musicale tout autant que son fil narratif qui vise explicitement l’émancipation des femmes?

JA : Je suis très heureux et reconnaissant que cette œuvre ait été programmée si souvent, car c’est une œuvre de 50 minutes, ce qui représente souvent un obstacle majeur pour la musique classique. Pour la plupart des personnes aux Etats-Unis, leur seule connaissance s’arrête au poème symphonique de Rimsky-Korsakov, bien que Scheherazade soit le personnage central des Mille et une Nuits. Elle est un archétype, et cet aspect archétypal m’intéresse beaucoup, que ce soit chez les personnes ou au travers d’événements, car je pense que c’est une forme moderne de la mythologie. Les archétypes sont ce que je qualifierais comme une constellation de caractéristiques et de sens différents.

Je me suis posé la question, à quoi ressemblerait une Shéhérazade des temps modernes ? Une femme qui se défend, qui a vu le monde, même si parfois les faits qui nous sont rapportés sont simplement horribles : une femme lapidée à mort, exécutée, ou battue. A l’inverse nous avons vu lors du Printemps arabe, et ici aux Etats-Unis, des femmes qui descendent dans la rue, qui prennent leur sécurité en main au milieu des campus. Au risque d’énoncer une banalité, c’est un mouvement contemporain, et j’ai juste voulu écrire une pièce qui soit d’une part un concerto romantique virtuose, et d’autre part qui contienne ce fil narratif moderne. Je l’ai écrite pour Leila [Josefowicz], une personne remarquable que je connais depuis 20 ans environ. Elle a eu une enfance difficile vous savez, l’éducation d’une concertiste est un peu la même que celle d’une star de tennis. C’est une punition quotidienne qui partage certains aspects de l’oppression. Maintenant elle fait preuve de détachement et elle a un sens incroyable de la liberté. C’est excitant d’écrire pour quelqu’un une pièce qui devient une part de son ADN, pour ainsi dire.

A-t-elle été la seule interprète de cette œuvre?

Jusqu’à présent, oui, car c’est une pièce de grande dimension - le défi est comparable à celui d'apprendre Hamlet. Personne d'autre n'a abordé la partition pour le moment, mais je suis sûr que certaines violonistes le feront. Je pense que c’est une œuvre qui doit être jouée par une femme. J’espère qu’en disant cela je ne me ferai pas taper sur les doigts pour discrimination.

Nombre de vos œuvres sont programmées cette année, qu’elles soient nouvelles ou moins récentes - comment entendez-vous votre langage musical qui a évolué avec le temps?

Je reste très proche de presque toutes mes œuvres car je les dirige. Je suis conscient que mon style et mon langage ont changé. Le minimalisme musical est un langage très pur et rigoureux, tout comme le minimalisme en sculpture et en peinture. Dès le départ, je sentais un fort attrait pour la surprise dramatique. Bien que j’apprécie beaucoup de choses dans le minimalisme, j’ai senti que c’était émotionnellement trop monochrome. Je voulais créer un langage qui soit susceptible d’une vie émotionnelle plus fluide… Avec le temps j’ai aussi essayé de développer un langage harmonique plus varié.

Y a-t-il des œuvres que vous souhaiteriez voir programmées plus souvent ?

Les bonne pièces ont tendance à être jouées souvent, et celles qui le sont moins… ce ne sont pas les pièces les plus réussies en général. Je suis très reconnaissant du fait d’être, du moins parmi les compositeurs vivants, parmi ceux qui voient leurs pièces jouées le plus souvent.

Selon les statistiques Bachtrack, vous êtes actuellement le 3e compositeur le plus joué ; je crois qu’Arvo Pärt est le premier.

Oui, il est très populaire.

Y a-t-il une œuvre que vous appréciez moins?

Parmi les miennes? Oui, mais je ne vous dirai pas laquelle.

Pourriez-vous nous parler de votre nouvel opéra, Girls of the Golden West, et de votre nouvelle collaboration avec Peter Sellars?

J’ai toujours travaillé avec Peter Sellars. Il a un sens théâtral incroyable, et la plupart de nos collaborations s’attaquent à des questions sociales. Je n’aime pas être appelé un compositeur politisé, mais cela ne me dérange pas d’être considéré comme une artiste engagé.

J’ai vécu en Californie les deux tiers de ma vie et je possède une petite cabane dans les Sierras où se déroule l’histoire. Il y a un parallèle entre la Ruée vers l’or et la Silicon Valley contemporaine que je trouve très amusant. Il y une résonance très forte entre ce désir de richesse frénétique dans les années 1850 en Californie et ce qui se passe actuellement.

C’était très intéressant de composer cet opéra durant la campagne présidentielle qui a opposé Donald Trump et Hillary Clinton, car ce que j’ai découvert au travers de mes lectures sur la Ruée vers l’or, c'est un racisme à l’endroit des Mexicains, Chinois, Indiens d’Amérique du Nord et Afro-américains. A partir du moment où les gens ont réalisé qu’ils n’allaient pas devenir riches, quand ils ont fini par comprendre qu’il n’y avait pas autant d’or qu’ils l’avaient espéré en lisant de fausses nouvelles, ils ont fait porter le chapeau aux minorités.

Si quelqu’un vous demandait d’écrire un opéra sur Donald Trump, le feriez-vous?

Comme je vous le disais, je suis intéressé par les archétypes, et selon moi Donald Trump est l’archétype du sociopathe, une personne qui est absolument incapable d’empathie, et je crois un narcissique également. J’imagine qu’à un moment je pourrais faire cela, mais il est tellement omniprésent qu’il n’y a pas lieu de créer une œuvre d’art sérieuse à propos de lui.  

C’est intéressant que vous ne vous reconnaissiez pas dans le terme de compositeur politisé, alors que des œuvres comme The Death of Klinghoffer et Nixon in China ont entraîné des débats politiques, même des protestations. Quel potentiel politique attribueriez-vous à la musique?

Je ne sais pas. Il y aura toujours un aspect de la musique classique qui sera du divertissement pour l’élite, qui débourse des sommes importantes pour aller écouter Beethoven et Mahler - un peu comme on irait au musée pour revoir les mêmes Rembrandt et Van Gogh. Mais qu’il y ait une voie pour la musique contemporaine à s’engager face à des aspects politiques, sociaux et psychologiques de notre existence, oui, je pense qu’il y a là un futur.

Il y a quelques années, lors d’une interview accordée au New York Times, vous avez fait référence à la musique “vide et superficielle” composée par la jeune génération de compositeurs. Auriez-vous un conseil pour les jeunes compositeurs contemporains, notamment en ce qui concerne l’accessibilité ?

Je ne visais pas une génération entière de compositeurs. Je parlais simplement de certains jeunes compositeurs qui m’ont donné l’impression de se désintéresser complètement par l’héritage du passé, et qui étaient si éblouis par la musique et la culture pop qu’ils ne se sont jamais renseignés à propos des grandes œuvres du passé. J’aurais dû m’exprimer plus clairement. J’aime la culture américaine, mais j’ai peur que ce pays, par moments et notamment maintenant avec toute cette affaire Trump, ait une tendance à l’anti-intellectualisme. C’est difficile de dire ce genre de choses sans sonner comme un vieux rabat-joie, mais ceci m’effraie beaucoup. Je crois que les disciplines fondamentales, comme apprendre à écouter et développer son oreille, sont en tout cas fondamentales dans l’expérience d’un artiste.

“il n’y a pas lieu de créer une œuvre d’art sérieuse à propos de [Donald Trump].”