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Les tribulations de la famille Tudor : la trilogie Donizetti au Grand Théâtre de Genève

Par , 03 mai 2024

La dynastie des Tudor a exercé une profonde influence sur la culture européenne et a connu une popularité particulière aux XVIIIe et XIXe siècles dans les romans historiques et les œuvres théâtrales. Parmi celles-ci, un triptyque d'opéras de Gaetano Donizetti, écrits dans les années 1830 et centrés sur les tribulations de la famille Tudor. Mais si Anna Bolena, Maria Stuarda et Roberto Devereux sont tous ancrés dans des sources littéraires, leur relation avec les faits historiques est au mieux ténue.

Maria Stuarda au Grand Théâtre de Genève
© Monika Rittershaus

Anna Bolena se distingue dans la mesure où l'ouvrage propose une représentation relativement fidèle des derniers jours de la seconde épouse d'Henri VIII, même si elle est enjolivée à des fins dramatiques, notamment avec la présence de son ancien amant, Percy. L'intrigue de Maria Stuarda, plus fantaisiste, raconte l'histoire tumultueuse de Marie Stuart, reine d'Écosse et cousine au second degré de la reine Élisabeth Ire, qui a été condamnée à mort pour trahison.

Les récits historiques dépeignent Marie comme un personnage mêlé à des intrigues, impliqué notamment dans le meurtre de son mari et complotant pour remplacer Élisabeth sur le trône d'Angleterre. En revanche, l'opéra la dépeint comme un personnage pieux et presque saint. Le librettiste Giuseppe Bardari concocte également une confrontation théâtrale entre les deux reines qui n'a jamais eu lieu dans la réalité. Maria lance un torrent d'accusations contre Elisabetta, la qualifiant de « fille éhontée d'une prostituée » et de « putain obscène et indigne », tout en dénonçant un trône anglais « profané » par son règne.

De même, Roberto Devereux a des liens relativement lâches avec des événements historiques. Alors que Robert Devereux, comte d'Essex, était l'amant d'Élisabeth, l'opéra raconte qu'il est tombé amoureux de Sara, duchesse de Nottingham – un personnage fictif, peut-être inspiré de la seconde épouse du duc de Nottingham – et qu'il a abandonné la reine pour elle.

Mariame Clément, metteuse en scène
© Elisa Haberer

À l'origine, les trois opéras n'ont pas été conçus pour être liés les uns aux autres ; leur création découle plutôt de la popularité de l'histoire des Tudor au XIXe siècle. Le Grand Théâtre de Genève a décidé de les réunir en une trilogie et de les présenter tous les trois du 18 au 30 juin. Ce projet ambitieux s'appuie sur une équipe de création cohérente, dirigée par la metteuse en scène Mariame Clément, et sur les mêmes chanteurs principaux : la soprano Elsa Dreisig, la mezzo-soprano Stéphanie D'Oustrac et le ténor Edgardo Rocha.

Je demande à Mariame Clément ce qui unifie ces trois opéras en une trilogie, quel est le fil conducteur qui les relie. « Élisabeth ! », répond-elle catégorique. La présence d'Elisabetta est omniprésente dans les trois œuvres. Mariame Clément la montre à différents stades de sa vie : enfant, dans la force de l'âge et d'un âge avancé dans Roberto Devereux – des âges qui ne sont pas typiques des protagonistes féminins à l'opéra. Comme l'enfant Elisabetta ne fait pas officiellement partie de la distribution dans Anna Bolena, la metteuse en scène l'introduit en tant que personnage muet, faisant de Giovanna (Jane Seymour) sa nounou, unifiant ainsi tous les opéras en un seul arc.

Mariame Clément craint-elle d'introduire des inexactitudes historiques ? Elle répond que comme de nombreux détails du livret s'écartent déjà des événements historiques, ce serait une perte d'énergie que d'essayer de présenter à tout moment des détails historiques corrects. La metteuse en scène choisit de servir les livrets « plutôt que de souligner leurs erreurs ». Donizetti et ses librettistes traitaient l'histoire sans ménagement, manipulant les événements pour renforcer l'impact dramatique. Mariame Clément fait sienne cette approche, en faisant preuve de la même audace dans ses choix, considérant sa mise en scène comme une forme de « réalisme magique » théâtral.

Elsa Dreisig dans Anna Bolena au Grand Théâtre de Genève
© Monika Rittershaus

Ce n'est pas le théâtre ou le cinéma mais bien l'amour de l'opéra et de la musique qui a guidé la carrière de metteuse en scène de Mariame Clément. Avec une sensibilité forte à l'esthétique du bel canto. « Le bel canto peut sembler déroutant au premier abord, mais seulement si l'on y réfléchit en termes réalistes, explique-t-elle. Notre perception de la psychologie est souvent calquée sur les films hollywoodiens, où le réalisme psychologique va de soi. L'abstraction des opéras bel canto a sa propre forme de réalisme ». L'élasticité du temps en est un excellent exemple. « Dans les moments cruciaux, traumatisants, le temps se fige : on sent la réalité avancer au ralenti, et chaque personne impliquée a mille pensées qui lui passent par la tête. C'est le concertato. »

Qu'en est-il de la représentation du pouvoir dans ces opéras ? « On m'interroge souvent sur la relation entre les femmes et le pouvoir, répond Mariame Clément. Le sujet est trop vaste et trop important pour être traité dans une "non-trilogie" d'opéras bel canto basés sur des fantasmes historiques. Néanmoins, certains thèmes sont intéressants : le challenge d'être prise au sérieux dans un monde d'hommes, l'exploration d'expressions alternatives du pouvoir, dans un monde où les hommes dictent les normes ».

Mariame Clément souligne le combat d'Elisabetta dans Maria Stuarda, qui doit affirmer son autorité sans imiter son père, le roi Henri VIII. Pourtant, la domination de la couronne établie par Henri reste fermement ancrée – pour Elisabetta, c'est presque inéluctable. Dans une scène cruciale, Elisabetta se voit conseiller d'exécuter Maria : dans la production genevoise, c'est Henri VIII et non son ministre Cecil qui émet la directive. Par ce choix original, la metteuse en scène cherche à créer des échos thématiques qui soulignent le conflit interne d'Elisabetta et les contraintes imposées par le pouvoir patriarcal.

Stéphanie d’Oustrac (Maria Stuarda) et Elsa Dreisig (Elisabetta)
© Monika Rittershaus

Ce thème est étroitement lié à celui des « scènes de folie », où la descente d'un personnage féminin dans la folie est souvent présentée comme un moyen de saper son autorité politique, en la montrant dominée par ses émotions. Mariame Clément évoque l'omission délibérée d'une scène de folie vers la fin d'Anna Bolena. Dans l'interprétation de la metteuse en scène, la « folie » d'Anna, pendant son rêve de mariage, n'est pas une manifestation de sa propre psyché qui s'effiloche, mais plutôt « une performance poignante, orchestrée pour protéger sa fille de la sinistre réalité de l'exécution imminente de sa mère ». Ce portrait nuancé souligne la tentative désespérée d'Anna de protéger son enfant des circonstances déchirantes qui entourent son destin.

Qu'en est-il des personnages masculins de ces opéras ? « Les ténors sont pratiquement irrécupérables, plaisante Mariame Clément. Dans les trois opéras, ils commettent gaffe sur gaffe, contribuant finalement à la chute des femmes qu'ils aiment. Edgardo Rocha et moi en avons beaucoup ri pendant les répétitions ! » C'est l'un des éternels défis que doit relever un metteur en scène lorsqu'il aborde un opéra bel canto : comment rendre crédibles ces personnages ? Dans Anna Bolena, Mariame Clément explique les failles de Percy en le présentant comme déconnecté des normes de la cour à cause de son absence prolongée. Dans Maria Stuarda, le sentiment d'émasculation de Leicester face à Elisabetta l'amène à surestimer son propre héroïsme, devenant la proie des manipulations du clan de Maria.

Roberto Devereux présente une succession particulièrement notable de maladresses de la part d'un protagoniste masculin : le personnage éponyme défie politiquement la monarque au pouvoir, Elisabetta, et de surcroît la trahit en s'engageant dans une liaison avec la femme de son ami le plus proche, Nottingham, la seule personne qui tente de le sauver de l'exécution pour trahison. Voilà qui relève de l'exploit.

« Un des aspects qui m'a intriguée dans ces trois opéras est la gestion de l'image publique, note Mariame Clément. J'ai voulu illustrer le défi auquel sont confrontées les personnes en position de pouvoir pour maintenir un semblant de vie privée au milieu de la surveillance constante dont elles font l'objet, ce qui se transforme souvent en combat implacable pour l'opinion publique ».

Stéphanie d’Oustrac (Maria)
© Monika Rittershaus

Dans Maria Stuarda, par exemple, Maria joue efficacement avec son image publique, insultant ouvertement Elisabetta sans que cela ait de conséquence immédiate, puis, une fois condamnée à mort, elle transforme son exécution en un événement public bien orchestré avec le soutien de ses partisans. En entourant l'exécution de caméras, la mise en scène de Mariame Clément montre à quel point l'événement est un spectacle politique.

Mariame Clément confie son intention d'explorer davantage l'arc narratif d'Elisabetta dans Roberto Devereux. En tant que monarque expérimentée, elle a habilement tourné son image publique à son avantage, tirant les leçons de ses erreurs passées, en particulier l'épisode traumatisant avec Maria – mais alors qu'elle approche de la fin de sa vie, le poids de cette image publique est devenu trop lourd à porter.

Je demande à Mariame Clément si les metteurs en scène souffrent aussi du trac. Elle acquiesce, ajoutant que l'appréhension qui précède le premier jour des répétitions dépasse de loin le trac de la première représentation. La veille des répétitions, elle se pose une multitude de questions sur l'efficacité de sa démarche, sur l'accueil que ses idées vont recevoir, sur la façon dont sa vision trouvera ou non un écho au sein de l'équipe...

Alors que les papillons qu'elle a dans le ventre le soir de la première sont de l'ordre de la réaction physique, l'angoisse d'avant les répétitions est de nature plus existentielle. Pourtant, pour Mariame Clément, l'opportunité de collaborer avec les mêmes chanteurs sur plusieurs productions a été particulièrement gratifiante. « J'ai eu la chance de travailler avec les mêmes chanteurs pour tous les opéras ; cette continuité nous a vraiment aidés à construire un langage et une présence scénique communs ». Grâce à la cohésion et à la collaboration de la distribution, ces trois histoires ont été réunies pour former un cycle que Donizetti n'avait jamais envisagé.


La Trilogie Tudor de Donizetti est représentée au Grand Théâtre de Genève du 18 au 30 juin.

Anna Bolena : 18 & 26 juin, Maria Stuarda : 20 & 28 juin, Roberto Devereux : 23 & 30 juin.

Cet article a été sponsorisé par le Grand Théâtre de Genève et traduit de l'anglais par Tristan Labouret.


“Dans les moments cruciaux, traumatisants, le temps se fige : on sent la réalité avancer au ralenti”