Sidi Larbi Cherkaoui est un danseur, chorégraphe et scénographe flamand. Fondateur de la compagnie de danse contemporaine Eastman en 2010, il dirige le Ballet Royal de Flandres depuis 2015. Formé auprès d’Anne Teresa de Keersmaeker et Alain Platel, il est connu pour son dialogue culturel et a collaboré avec de nombreux chorégraphes (Damien Jalet, Akram Khan,…) et compagnies, telles que l’Opéra de Paris, les Ballets de Monte-Carlo, ou le Grand Théâtre de Genève.
Laurine Mortha : Alors que les activités sociales et culturelles reprennent prudemment, pouvez-vous revenir sur la façon dont la crise vous a touché ?
Sidi Larbi Cherkaoui: Lorsque le confinement a été annoncé, je faisais passer les auditions à Paris de Starmania dont je réalise la chorégraphie [reprise de l’opéra-rock créé par Michel Berger en 1979, avec une mise en scène de Thomas Jolly], et j’ai dû retourner précipitamment en Belgique avant que les frontières ferment. J’avais de nombreux projets en cours et le travail de tout défaire a été intense. Nous devions célébrer les 50 ans du Ballet Royal de Flandres avec le Sacre du Printemps de Pina Bausch et la réadaptation de Noetic, une pièce que j’avais créée il y a six ans. Tout a été suspendu, et il a fallu réfléchir à la reprise de l’entrainement du ballet par groupe de six danseurs. Pendant le confinement, nous avons travaillé avec la compagnie sur un format de « miniatures », des courts-métrages avec un ou deux danseurs et un musicien. J’en ai moi-même chorégraphié deux : Murmuration, sur une scène vide, en hommage à White Nights de Barychnikov, et Pie Jesu sur le Requiem de Fauré, une ode à ma mère et à son rapport à la spiritualité. Du côté d’Eastman, nous avons aussi dû annuler des tournées, notamment celles du duo Session et de la pièce Nomad.
Sur quels projets travaillez-vous depuis la reprise ?
Je travaille depuis mi-juillet sur trois solos avec des danseurs d’Eastman. C’est une forme réduite avec un danseur et un musicien, qui nous permet de courir moins de risque que si nous travaillions en groupe. Nous présenterons ces solos après l’été à Torino Danza puis aux Beaux-Arts à Bruxelles. Avec le Ballet de Flandres, il est en revanche plus complexe de travailler sur des formes réduites car les petits espaces ne conviennent pas forcément au « cruise ship » d’une grande institution (les soirées ne sont pas viables financièrement avec des jauges limitées à 200 personnes et les consignes sanitaires nécessitent de garder jusqu’à 5 mètres de distance entre certains instruments !). Nous avons néanmoins prévu de danser une de mes pièces, Faun, et Brisa de Johan Inger entre septembre et décembre, sous réserve que la situation sanitaire n’évolue pas défavorablement. Nous avons aussi un projet dans les rues d’Anvers au mois d’octobre qui s’appellera Troost Parade (« Parade de la Consolation »), avec le metteur en scène Lukas Dhont, qui a réalisé le film Girl sur une danseuse transgenre et dont j’ai réalisé la chorégraphie. Je préparerai également une création en novembre pour l’Opéra de Paris, aux côtés de Damien Jalet, Mehdi Kerkouche et de la jeune danseuse du NDT Tess Voelker. L’Opéra Garnier sera en rénovation et il est prévu qu’une nouvelle scène devant l'actuelle scène soit aménagée, avec un rapport de proximité très fort avec le public. Exhibition et Pelléas et Mélisande seront aussi programmés au Grand Théâtre de Genève en novembre et janvier. Enfin, je travaille sur deux projets de films : « Rebel » d’Adil El Arbi et Bilall Fallah, et un deuxième film de Joe Wright, avec qui j’avais déjà collaboré sur le film Anna Karénine.
Sur un plan plus personnel, comment avez-vous été touché par cet arrêt brutal d’activité ?
J’étais pris dans un train intense d’actions, qui me forçait en permanence à avancer et faire des choix – alors que je suis plutôt quelqu’un de fainéant ! Quand tout s’est arrêté et que je me suis retrouvé seul chez moi, j’ai été traversé par différentes émotions : la satisfaction de pouvoir me reposer, un besoin de garder le contrôle un peu maniaque (j’ai rangé en ordre alphabétique les livres dans ma bibliothèque !) et une réflexion plus personnelle sur la crise. La situation sanitaire a fait resurgir chez moi une expérience traumatique car j’étais au Japon en mars 2011 au moment de Fukushima, et j’ai vécu le même sentiment d’insécurité et de prise de conscience de la fragilité de la vie. Être seul permet aussi de se recentrer, de retrouver son identité dans les bons et les mauvais jours (sans qu’on puisse se défausser sur les autres ou des facteurs extérieurs) et de se poser des questions existentielles telles que « qui veux-je avoir été, si je meurs demain ? ». D’une façon générale, je me sens chanceux d’avoir pu travailler sur autant de projets à 44 ans, et dans une telle variété de genres (danse contemporaine, mise en scène d’opéra, de films, collaborations avec Broadway et Beyoncé). J’ai aussi pris des cours de chant, car il me parait important de continuer à être étudiant, surtout quand on vieillit !