Il y a dans la tête de Joan Matabosch une foule d'informations qu'il est irrépressiblement désireux de partager : nous parlerons de tout, de l'histoire de l'opéra espagnol aux productions actuelles du Teatro Real, en passant par l'évolution des goûts du public et le comportement des chanteurs vedettes. Mais dans un premier temps, je ne peux pas éviter la pandémie. À mon avis, l'enthousiasme débordant de M. Matabosch et son sens du détail sont pour beaucoup dans le fait que l'Opéra de Madrid, dont il est le directeur artistique depuis 2013, a pu, mieux que toute autre institution lyrique en Europe, rester au plus près de sa programmation originale au cours de l'année dernière : les maisons d'opéra ont été fermées à double tour dans de nombreux pays dont la situation face au Covid-19 n'était pas franchement pire que celle de l'Espagne. Alors que le reste du monde regarde l'autre côté des Pyrénées avec envie, comment cela a-t-il été possible ?
« Cela tient beaucoup au fait que les théâtres essaient de s'organiser, mais aussi au soutien que vous obtenez par le biais des administrations publiques, afin d'essayer de trouver le moyen d'être ouvert. » Lors du premier confinement en mars 2020, les restrictions portant sur les répétitions ont forcé l'annulation de certaines productions, y compris les nouvelles productions très attendues de Lear d'Albert Riemann et de l'opéra espagnol du XVIIIe siècle Achille in Sciro de Francesco Corselli. En mai, cependant, le travail sur les conditions de réouverture était déjà bien avancé, avec l'aide d'un comité de six épidémiologistes de différents hôpitaux de Madrid. Toute une série de protocoles de santé et de sécurité ont été élaborés : pour le théâtre, pour l'orchestre, pour le chœur, pour le bâtiment, pour les spectateurs, pour les techniciens, pour les administrateurs. Une fois ces protocoles en place, « nous avons essayé de trouver des solutions pour chaque production, en essayant de voir s'il était possible de nous adapter sans avoir à trouver de réels compromis sur le plan artistique. Par exemple, en juillet, pour La traviata, nous n'avons pas maintenu la mise en scène prévue, mais nous avons proposé notre concert semi-scénique, qui n'était pas une vraie production, mais qui était déjà une façon de garder le théâtre ouvert, en suivant toutes les mesures qui nous étaient demandées. » (Matabosch est ici trop modeste : notre critique n'a pas tari d'éloges sur l'intelligence avec laquelle la mise en scène conceptuelle reflétait notre époque).
On lui demande souvent de partager ses protocoles de sécurité avec d'autres théâtres, mais il souligne que certaines solutions sont très spécifiques au bâtiment du Teatro Real. Par exemple, le théâtre dispose de trois configurations pour la fosse d'orchestre : « petite » (la plupart du bel canto et du répertoire antérieur), « moyenne » et « grande » (pour Strauss ou Wagner). Pour La traviata ou Un ballo in maschera, il suffisait de passer de la « petite » à la « grande » configuration, ce qui permettait de respecter immédiatement les règles de distanciation dans l'orchestre. Siegfried a présenté davantage de difficultés, car les harpes ont dû être exilées dans les loges sur le côté de l'orchestre (« pas la façon dont je rêve de faire Siegfried », déplore Matabosch, bien qu'elle soit familière au public de Covent Garden). La ventilation est une autre préoccupation majeure : la salle de répétition de l'orchestre du Teatro Real se trouve au quatrième étage, avec une bonne communication avec l'air extérieur ; il a donc été possible de s'adapter. Un investissement d'environ 1 million d'euros a été nécessaire : cher, mais faisable. En revanche, « si un théâtre a une salle de répétition pour l'orchestre au quatrième sous-sol, c'est bien sûr impossible ».
Le point essentiel, explique Matabosch, est que les autorités (le Ministre de la Culture, la Communauté de Madrid) n'ont pas ordonné la fermeture par une simple directive. Elles ont plutôt énoncé une série de conditions requises pour permettre l'ouverture : si vous trouvez une solution pour que chaque production suive ce protocole, ouvrez le théâtre. S'il n'y a aucun moyen, fermez le théâtre. « Chaque production pose des problèmes différents, et ces problèmes sont souvent très étranges par rapport aux circonstances normales. » De nombreux petits théâtres espagnols, qui n'ont pas trouvé le moyen de suivre les instructions, sont restés fermés. Matabosch refuse de se prononcer sur les raisons pour lesquelles les gouvernements d'autres pays ont imposé de simples interdictions plutôt que d'imiter l'approche, plus nuancée et fondée sur des preuves, des autorités espagnoles. Mais il est clair que l'approche espagnole fonctionne : « le gouvernement n'a pas autorisé les théâtres à faire ce qu'ils veulent. Mais il a dit aux théâtres ce qu'il fallait faire pour être en sécurité. Ils ont fait confiance aux théâtres pour s'organiser et suivre les instructions – qui sont très, très contraignantes, vraiment – pour rester ouverts. Il n'est donc pas facile d'être ouvert, mais ce n'est pas impossible. »
La production actuelle du Teatro Real est la nouvelle version de Norma de Justin Way. Matabosch explique le concept sous-jacent de la mise en scène, qui consiste à placer l'intrigue de l'opéra (des Gaulois luttant sous le joug de l'occupation romaine) dans le contexte historique de sa création à Milan en 1831 (des Italiens luttant sous le joug de l'occupation autrichienne), délimitant l'opéra comme un pont entre le bel canto et le Nabucco de Verdi dix ans plus tard (le concept, je le crains, a échappé à la plupart des critiques, y compris les nôtres). Suivront bientôt la nouvelle production de Deborah Warner de Peter Grimes de Britten, puis Lessons in Love and Violence de George Benjamin, créant ainsi un contraste entre un bel canto classique pas effrayant pour deux sous et des œuvres résolument modernes et délibérément choquantes. Matabosch est certain que le public madrilène sera enchanté par les deux : « je ne comprends pas pourquoi on ne peut pas passer le plus formidable des moments en assistant à une merveilleuse représentation de Norma et à une merveilleuse représentation de Lessons in Love and Violence. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'avoir une politique "monogame" sur ces choses. Nous allons probablement découvrir, dans quelques siècles, que Lessons in Love and Violence fait autant partie du répertoire que Norma aujourd'hui, et probablement qu'à ce moment-là, quelque chose d'autre sera très choquant pour quelqu'un. Mais c'est la vie : le goût du public est en évolution. »