Il fait très froid à Paris, en ce vendredi de février. Je m’attendais à retrouver Xavier de Maistre dans un bistrot parisien autour d’un café chaud, mais nous devrons nous contenter d’une conversation « à distance » par petit écran interposé. Il est entre deux voyages, son agenda est « contraint » comme on dit, mais il va se montrer tout à fait disponible pour son interlocuteur.
Il semble d’abord surpris de me voir : il faut dire que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés « en vrai » c’était dans une autre vie pour moi et à une date que personne n’a pu oublier en France : le 7 janvier 2015, le jour des attentats sanglants contre Charlie Hebdo. Ce soir-là, Xavier de Maistre donnait la création française du concerto pour harpe de Toshio Hosokawa dans le tout nouvel auditorium de Radio France à Paris. Nous nous rappelons l’émotion intense des musiciens et du public, l’étrange atmosphère de ce concert et le dîner tout près de la Maison de la radio. Personne n’osait parlait de la tragédie du jour, mais quelques bons mots, quelques rires échangés avaient fini par détendre l’ambiance.
Les années ne semblent pas avoir de prise sur cet éternel jeune homme qui a franchi le cap de la cinquantaine mais qu’une pratique intensive du sport semble préserver des affres de l’âge. Quand j’interroge Xavier de Maistre sur la motivation du petit garçon qu’il était à choisir la harpe, l’instrument des jeunes filles de bonne famille, la réponse fuse : « Je voulais un instrument original, qui ne soit pas aussi commun que le piano ou le violon. Avec la harpe, j’étais servi. »
Les jeunes harpistes doivent cependant composer avec un instrument encombrant, volumineux et difficile à déplacer. « Au début de ma carrière, je transportais ma harpe, mais j’ai fini par y renoncer. Comme les pianistes, je me fie aux instruments qu’on met à ma disposition. On a de plus ou moins bonnes surprises, mais la grande majorité des orchestres a renouvelé son parc instrumental et les harpes que je joue sont de très bonne qualité. J'ai un seul mauvais souvenir récent, à Erevan, où les cordes étaient en nylon. Là, cela a été très dur ! »
Je me rappelle la sensation qu’avait représentée la nomination de Xavier de Maistre, à 22 ans, comme harpe solo des Wiener Philharmoniker, deux ans après celle d’une autre Française, Marie-Pierre Langlamet, aux Berliner Philharmoniker. Ce n’est donc pas une légende, la réputation de l’école française de harpe ? « La tradition de l’école de harpe française précède les figures de Lily Laskine ou Marielle Nordmann qui n’ont d’ailleurs pas beaucoup enseigné et qui n’ont pas fait carrière à l’étranger. Il faut remonter à Nicolas-Charles Bochsa et François-Joseph Nadermann au début du XIXe siècle. Pour moi, la référence au niveau du son reste Marcel Grandjany. Mais la spécificité française a peu à peu disparu, d’abord parce que les Français ont essaimé dans le monde, ils enseignent beaucoup en Asie. Là où nous Français, il y a cinquante ans, nous trustions tous les postes et toutes les récompenses dans les concours, nous sommes aujourd’hui largement dépassés par les Chinois, et les Asiatiques en général. » Voilà des pendules bien remises à l’heure !
Justement, les publics asiatiques, parlons-en ! Et d’abord des programmes que notre harpiste français doit jouer à Singapour. « Le Concerto pour harpe de Ginastera, je le joue 25 fois cette saison ! » Je me demande qui, en dehors des harpistes, connaît encore le nom du compositeur argentin Alberto Ginastera, mort en 1983 à Genève où il s’était établi en 1971 avec sa seconde épouse la violoncelliste Aurora Natola. Je raconte à Xavier de Maistre, amusé, mes souvenirs de concerts de l’Orchestre de la Suisse Romande où la blonde veuve faisait un lobbying intense pour l’œuvre de son mari au sein de la bonne société genevoise. « Mais son Concerto pour harpe est très intéressant parce qu’il va à rebours de l’image de la harpe, instrument romantique de salon : l’œuvre est très percussive, elle mêle plusieurs rythmes typiques de l’Amérique du Sud avec une orchestration très énergique. J’aime beaucoup la jouer et le public l’apprécie toujours. »
« J’aime aussi ses Variations concertantes pour harpe, c’est vraiment un compositeur qu’on devrait jouer plus souvent. » Parce qu’il est « exotique », latino ? N’est-ce pas un peu réducteur de le cantonner à ses origines sud-américaines ? « Si bien sûr, mais comme d’autres compositeurs sud-américains, c’est très intéressant quand il insiste sur ses origines. Dans un programme de mélodies sud-américaines que j’ai récemment créé avec Rolando Villazón, on a parfois l’impression que les compositeurs veulent gommer, s’excuser de leurs racines, et écrire "sérieux" comme les romantiques allemands. Et cela ne fonctionne pas toujours, alors que quand ils chantent dans leur arbre généalogique, ils nous ouvrent grand des horizons musicaux que nous connaissons mal. »
Il n’empêche, le répertoire concertant est tout de même très limité. Un soliste de réputation internationale comme lui peut-il tourner toujours avec les mêmes œuvres ? Xavier de Maistre confirme sans détour que « dans le cas de la harpe, c’est absolument vital d’élargir le répertoire. Quand j’ai quitté les Wiener Philharmoniker pour une carrière de soliste, tout le monde m’a mis en garde : les agents, les maisons de disques se demandaient comment ils allaient pouvoir "vendre" un harpiste ! J’ai d’abord fait une quantité de transcriptions, puis j’ai fait beaucoup de découvertes comme le concerto d'Alexandre Mossolov que j’ai enregistré et qui n’avait jamais été donné. »
J’avoue que je n’imagine pas le Mossolov des très soviétiques Fonderies d’acier composer une fine broderie pour la harpe, je vais devoir réviser mon jugement ! Je félicite Xavier de Maistre de redonner vie à des répertoires méconnus… Mais il va plus loin : « la notoriété que j’ai acquise fait que je peux maintenant approcher et solliciter les très grands compositeurs de notre époque. Vous savez bien que la création contemporaine ne va pas de soi, qu’elle repose beaucoup sur l’engagement des institutions et la notoriété des compositeurs et de leurs interprètes. Cela reste pour moi un parcours du combattant : il faut parfois attendre trois ou quatre ans pour obtenir une œuvre concertante. S’ajoute à cela que beaucoup de compositeurs ont peur de la harpe et pensent que s’ils acceptent une commande, elle leur prendra trois fois plus de temps qu’un concerto pour piano. »
« Pour ma part, j’ai eu de la chance par exemple avec Kaija Saariaho : immédiatement, six orchestres se sont associés pour passer commande, et j’ai joué l’œuvre une quinzaine de fois. En janvier dernier, à la Maison de la radio à Paris, j’ai donné la première mondiale du concerto de Peter Eötvös qui m’a fait le cadeau d’une pièce fantastique qui met la harpe à l’honneur. Mais l’exercice n’est pas toujours aussi évident. »
On dit souvent que les publics européens sont frileux par rapport à la musique contemporaine. Les publics asiatiques sont-ils plus réceptifs ? « On ne peut pas faire de généralités sur le public asiatique, cela n’a aucun sens. Il n’y a rien de commun entre le public japonais, très éduqué, très réservé et la Chine, où des publics de plus en plus nombreux sont en train de découvrir la musique dite classique à une vitesse stupéfiante, dans des salles tout juste sorties de terre, dans une ambiance très compétitive chez les plus jeunes. Pour l’interprète, c’est un véritable challenge que de parvenir à capter leur attention, leur écoute. »
J’imagine que c’est encore différent à Singapour, où il existe une véritable tradition et un engouement du public pour la musique, ce que confirme Xavier de Maistre. « À Singapour, c’est ma seconde visite avec l’orchestre. En revanche, en récital ce sera une première pour moi. J’ai bâti un programme en forme de "best of" de ce que je sais et aime jouer : des transcriptions (La Moldau de Smetana, Clair de lune de Debussy, des pièces de Granados, etc.) et des classiques de la harpe, comme l’Impromptu de Fauré et une très belle pièce d’Henriette Renié qui était une grande virtuose de la harpe et qui a composé toutes ses pièces avant l’âge de 25 ans. »
On aurait encore beaucoup de choses à se dire. Je sais que Xavier de Maistre doit bientôt repartir en voyage, mais je ne veux pas faire l’impasse sur la question de la transmission. Veut-il laisser une trace, former des disciples ? Je connais en partie la réponse : « J’enseigne à la Hochschule de Hambourg deux fois par mois, à un nombre restreint d’élèves. J’ai des étudiants extraordinaires qui viennent d’horizons très différents. Je n’aime pas trop le terme "filiation" parce que, quand j’enseigne, je ne veux surtout pas des créer des clones, mais les aider à développer leur potentiel, à trouver leur identité propre. »
Le récital solo de Xavier de Maistre à Singapour aura lieu le 22 mai. Il jouera le Concerto pour harpe de Ginastera avec le Singapore Symphony Orchestra the le 25 mai.
Cet article a été sponsorisé par le Singapore Symphony Orchestra.