« Il n'y a pas d'amour heureux ». C'est en substance ce que nous assène l'Opéra de Paris avec sa programmation estivale. Au Palais Garnier, le Barbe-Bleue de Pina Bausch montre les couples comme ils se cognent dans le vase clos de leurs névroses. Sur la scène de Bastille, c'est par suggestions et métaphores que le même propos s'impose avec l'inaltérable Lac des cygnes, dans la version psychanalytique de Noureev qui se vit d'emblée comme un rêve trouble.
La postérité du Lac des cygnes a d'abord été assurée par la partition envoûtante et onirique de Tchaïkovski, qui par moment tempête jusqu'à nous acculer aux confins du désespoir de la condition humaine. Vient ensuite l'esthétique magnétique des actes blancs avec leurs nuées de cygnes éplorés et leur clair-obscur bleuté. Plus accessoire est l'histoire, alors que c'est elle qui nous livre les clefs pour s'introduire dans la psyché de ses auteurs. Un prince tourmenté, dans le déni de la bassesse du réel, fantasme un amour sous la forme d'une princesse transformée en cygne par la malédiction d'un mauvais mage. La femme idéale y est divinité inaccessible, l'amour promesse impossible. La femme terrestre y est vice et tromperie et n'offre au mieux que l'eros, charnel, qui conduit à la mort. Une dualité datée et primaire qui doit son salut aux prouesses de ses interprètes au fil des siècles.
Louée pour la finesse de sa danse et le travail délicat de ses bras, Héloïse Bourdon est l'un des cygnes favoris de la compagnie. La Première Danseuse choisit la retenue, propre à l'école de danse à la française, insistant sur des équilibres suspendus, des expressions sobres. En Odette (cygne blanc), elle demeure pudique et jamais totalement évanescente, comme pour laisser percer l'humanité en elle. En Odile (cygne noir), elle s'affirme davantage, regard taquin, sourire carnassier, technique plus imposante sans jamais oser l'outrance. Elle danse ce soir-là avec Jéremy-Loup Quer, son prince à la ville comme à la scène. Lui aussi s'illustre par un style dicté par la réserve, celui qui s'oppose à la démesure, au grain de folie russe. Qui est vraiment son personnage ? Le public ne le sait pas, lui non plus. Ne tranchant pas, il garde ainsi la porte ouverte par Noureev vers l'ambiguïté sentimentale du héros.