Quand Arcadi Volodos plaque – vilain mot – le premier accord du Prélude en ut dièse mineur de Rachmaninov, la terre s'ouvre sous son piano, les murs du Théâtre des Champs-Élysées s'effacent, l'air entre en vibration. Le public est alors happé dans un monde dont l'irréelle beauté suffoque moins qu'elle fait se redresser sur son siège, en ce début de seconde partie de récital. Comment fait ce pianiste, à part des autres depuis toujours, pour faire ainsi sonner son Steinway ? Autrefois, Joseph Hoffmann, Guiomar Novaes, Benno Moiseiwitsch, Sergueï Rachmaninov lui-même, plus récemment Vladimir Horowitz, Claudio Arrau, Arturo Benedetti Michelangeli et Vlado Perlemuter avaient cette faculté d'ajouter à la précision de l'attaque la longueur d'un son dont ils donnaient l'illusion de contrôler l'émission dans la durée, comme s'ils chantaient ou maniaient l'archet, au point de créer la sensation du vibrato. De nos jours, Nelson Freire, Michel Dalberto, Martha Argerich ont, avec quelques autres, cet art profondément chopinien de tromper la mécanique du piano. Chopin dont Rachmaninov dit, dans Réflexions et Souvenirs, qu'il a révolutionné l'art d'en jouer plus encore que Liszt.
Volodos s'exprime à travers une dynamique qui va du pianissimo le plus évanescent au fortissimo sans limites et sans aucune dureté, sa sonorité gardant toute son ampleur de projection quelle que soit sa puissance... Mais tout ceci n'est qu'illusion : la grande technique de piano est un art de prestidigitateur qui trompe l'oreille de l'auditeur pour lui faire entendre ce que l'interprète veut lui faire percevoir. Ce qui est admirable ce soir est que cette maîtrise pharamineuse ne s'accompagne d'aucune intention expressive « visible ». Bien au contraire, ce virtuose est un ascète qui du son fait naître au monde la musique, sans s'interposer jamais entre le texte et l'auditeur. Volodos est un musicien qui « s'oublie pour que la musique se ressouvienne » comme le recommandait Yves Nat. Évidemment, cela ne veut pas dire que son jeu n'est pas soumis à la puissance de l'analyse et à la prégnance de l'instant. Donnée en ouverture de récital, la Sonate D. 157 de Schubert, qu'il est bien l'un des rares pianistes à tant chérir – il l'a enregistrée il y a déjà des années et jouée jusqu'à Rio de Janeiro avec un succès sans mélange –, est ainsi un modèle de clarté dans le déroulé comme dans sa construction. Volodos y prend des décisions : reprise, pas reprise ? Quel tempo ? Comment articuler cette phrase qui revient sans se répéter ? Il agit, il est là, mais immergé dans une partition qui sourd de son esprit-corps-piano. Et nous sommes avec lui.