Amateurs de crimes passionnels et de vengeances barbares, réfrénez vos ardeurs : Bérénice ne les satisfera pas. C’est pourtant bien une tragédie qui voit le jour samedi à l’Opéra Garnier, mais une tragédie de la décence où les larmes versées se dissolvent dans la résignation plutôt que dans le sang. Choisis et retravaillés par le compositeur Michael Jarrell pour cette œuvre nouvelle, les vers éloquents de Racine se réaniment ici. Si la violence physique n’est pas de mise, leur portée émotionnelle se déverse au travers du chant, exalté par un trio amoureux qui dépeint magistralement l’ambivalence des personnages.
Écrite en 1670, la tragédie de Racine revendique une intrigue épurée inspirée de l’Antiquité romaine : Bérénice et Titus s’aiment mais ce dernier doit renoncer à son amante étrangère lorsqu’il accède au pouvoir puisque « l’hymen chez les Romains n’admet qu’une Romaine : Rome hait tous les rois et Bérénice est reine ». À leurs côtés évolue Antiochus, compagnon d’armes de Titus épris secrètement de Bérénice, et chacun de ces trois protagonistes se voit doublé d’un confident. Au terme d’un long chemin jalonné d’espérances déçues, les héros sacrifient leurs passions sur l’autel du devoir.
L’intrigue est déroulée de façon linéaire par Jarrell, sans velléité d’innovation formelle, parti pris laissant un arrière-goût de déjà-vu. Surtout que les alexandrins originels, condensés pour les besoins du livret, nous ancrent dans un classicisme curieusement terne. La langue de Racine, touchante au théâtre, semble à l’opéra surannée et peine à faire vibrer en nous les souffrances endurées par des personnages à qui l’on finit par reprocher leur longue rupture. Le classicisme littéraire est accentué par le classicisme architectural : de hauts murs divisent la scène en trois pièces aux lignes régulières et au mobilier rare. Toutefois, ce qui déplaisait dans le livret séduit dans la mise en scène de Claus Guth : les protagonistes se débattent dans ce décor rigide et expriment leur détresse en se jetant contre des murs qu’ils ne peuvent briser. À défaut de creuser le marbre, ils dessineront le contour d’une tombe ardemment désirée dans le sable qui jonche le sol. À l’image des puissants d’aujourd’hui (selon Guth), les puissants d’hier luttent impuissants dans un carcan moral et physique qui les contraint ; tout le luxe de leurs appartements ne suffit pas à cacher l’inanité de leur pouvoir. Plus malléables, les costumes révèlent l’être humain sous le manteau impérial : dans l’intimité, les personnages se mettent à nu corps et âme, la reine en nuisette, le César en marcel. Explicite dans les interviews de Guth, cette critique de l’impotence derrière le masque de la richesse reste presque imperceptible dans une mise en scène qui prend garde de ne pas déplaire à ceux qu’elle vise…