« Super-héros, ou l’incroyable don du pianiste Lucas Debargue ». C’est par ces superlatifs que l’Orchestre National d’Île-de-France (ONDIF) a choisi d’ouvrir son année 2018. Voilà un titre de concert au moins aussi modeste que celui de l’autobiographie musicale de Richard Strauss, programmée en deuxième partie : Une vie de héros. L’ONDIF, son chef invité (Eugene Tzigane) et le jeune soliste (fraîchement nommé pour les prochaines « Victoires de la musique classique ») allaient-ils être à la hauteur d’une telle campagne de communication ?
Eugene Tzigane donne le premier sa vision de l’héroïsme dans l’Ouverture de Coriolan, de Ludwig van Beethoven : entrée en scène vive, port altier, salut mécanique, début mesuré, propre, net, sans bavure. Sa baguette nerveuse fait les circonvolutions de circonstance, agitée par un poignet d’une souplesse presque maniérée. L’orchestre suit le mouvement docilement et les thèmes s’enchaînent dans des transitions nettement balisées. Avec son élégance de jeune premier, Tzigane fait un chef admirable, qui soupèse parfaitement les changements de tempo, les étapes du parcours harmonique, la disposition du contrepoint, mais il manque une bonne dose de spontanéité dramatique pour faire vibrer l’orchestre et emporter le public : sa pulsation régulière manque de souffle et sa gestuelle systématique peine à rendre les contrastes brusques qui font toute la violence héroïque de cette ouverture.
L’arrivée de Lucas Debargue pour le Concerto en sol de Maurice Ravel envoie la soirée dans une autre dimension. Costume ordinaire voire quelconque, démarche nonchalante à la Gaston Lagaffe, la dégaine du pianiste donne une tonalité savoureusement ironique au titre du concert : Debargue n’a rien des super-héros standardisés façon Marvel, tout en muscles saillants, combinaisons moulantes tape-à-l’œil et effets spéciaux ravageurs. Il en est même la parfaite antithèse. Dans la théâtralité tout d’abord : Debargue ne joue ni ne surjoue un quelconque personnage, il incarne un discours musical. Sous ses doigts, tout paraît naturel, souple, organique, de sorte qu’on en vient à croire qu’il compose instantanément le concerto sous nos yeux. Cette personnification au-delà du jeu, marque des plus grands, est frappante dès les notes du premier thème, dont les appuis semblent jaillir des entrailles d’un jazz ancestral. Dans un tout autre registre, le chant du deuxième mouvement, qui vire pourtant facilement au tube mélo chez les pianistes en quête de reconnaissance publique, prend ici la forme d’une confession hésitante, fragile, en recherche constante d’identité sonore. C’est là le deuxième point qui éloigne Debargue d’un super-héros de cape et de cordes : la subtilité multiforme de son toucher le rend complexe et insaisissable, impossible à résumer en stéréotypes. Le pianiste est capable d’entraîner l’orchestre dans des courses-poursuites cartoonesques comme de suspendre le temps musical lors d’une rêverie solitaire. Les bis seront à l’image de cet artiste à la personnalité multiple : à un Summertime de Gershwin au swing engagé et imperturbable succèdera une sonate de Scarlatti légère, presque impertinente. Comme un dernier pied-de-nez adressé à ceux qui voudraient enfermer le héros du soir dans une catégorie prédéfinie.