Émile Naoumoff joue du piano. Et même l'enseigne à Bloomington, l'université américaine où tant de géants de la musique sont passés et résident encore. Mais ne serait-il pas plutôt un « compositeur avec des doigts au bout » ? D'une de ses consœurs et collègues du Conservatoire, Yves Nat disait qu'elle était « le néant avec des doigts au bout »... La pianiste dézinguée par cet illustre pianiste et compositeur était Jeanne-Marie Darré, l'incarnation parfaite du pianiste instinctif, moins attiré par la métaphysique des œuvres que par la virtuosité et la pure joie de jouer du piano. Naoumoff en serait en quelque sorte l'antithèse. Il n'atteint pas cette transe instrumentale, ne se confond jamais avec son piano et la musique qu'il interprète. Le musicien, le compositeur sont toujours là qui commentent pour nous la musique, comme si le maître était assis à côté d'un étudiant dont il doublerait le jeu à la façon dont le font les professeurs russes. Naoumoff ne parle pas, mais on n'en est pas loin lorsqu'il se tourne vers le public avec un sourire entendu quand un passage est particulièrement beau ou l'inspire, quand il s'arrête après un accord, tient le son à la pédale, croise les mains, regarde le ciel dont on ne sait s'il l'implore ou le prend à témoin de ce que lui, le compositeur, a saisi le mystère de l'œuvre.
C'est étrange, car dans le même temps, Naoumoff donne aussi la sensation d'improviser. Il musarde ici, court là, pulvérise les bonnes manières pianistiques, ralentit dans les decrescendo, accélère dans les crescendo, met trop ou pas assez de pédale, change de tempo au milieu d'une phrase, prête ici attention à la beauté de la sonorité, y est indifférent ailleurs au point que l'accord du Steinway bientôt vacille. Alors évidemment, on perd ses points de repères pour débarquer sans boussole, sans carte et sans gourde en terra incognita. Difficile de reconnaître la Sonate en si bémol de Schubert dans la lecture dilatée, presque explosée qu'en donne Émile Naoumoff qui la dirige et la mime autant que ses doigts prennent possession du clavier. Il nous « explique » ce que cette œuvre provoque en lui plus qu'il la joue de façon que nous ressentions ce que lui et elle peuvent nous dire. Elle prend alors l'allure d'un voyage épique et mouvementé, allant du tragique, du grotesque au pimpant pour finir par une course effrénée après un arrêt sur image ostentatoire, juste avant la conclusion. On n'a rien compris, mais on a toujours écouté, intrigué, parfois ému, toujours intéressé même quand on se demandait bien pourquoi l'interprète recomposait, plutôt remodelait devant nous, une sonate dont on est certain qu'il ne le jouera pas de la même façon la fois prochaine.