Le public applaudit très chaleureusement Benjamin Grosvenor qui salue en souriant à sa façon modeste et éminemment sympathique sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées, ce dimanche midi après un peu plus d'une heure et demie de récital sans entracte. Il vient de donner Jeux d'eau de Ravel, comme s'il faisait glisser une poudre dorée entre ses doigts qu'il récupérerait sans cesse pour la faire à nouveau glisser doucement, la faisant passer continument de l'état solide à l'état liquide. Ses mains trompent la mécanique du piano, comme s'il n'y avait pas de marteau. C'est d'une beauté renversante, réalisation idéale du rêve ravélien. Avant cela, à peine sorti d'une danse forcenée de Ginastera qui aurait laissé Martha Argerich bouche bée tellement Grosvenor la joue comme s'il avait été bercé dès l'enfance par cette musique, ce diable de pianiste avait calmé le public excité par cette transe argentine dès le premier accord d'une transcription pour deux mains de l'Abendlied pour trois mains de Schumann, murmuré comme une prière, énoncé comme une musique raréfiée de Frederic Mompou. Moment de pure magie, une fois encore.
Notre héros du jour aurait pu titrer « Hommages » son récital, comme il l'avait fait d'un disque Decca qui regroupait déjà la Chaconne pour violon seul de Bach (arrangée plus que transcrite par Ferruccio Busoni pour les dix doigts des deux mains), Prélude, Choral et Fugue de César Franck et Le Tombeau de Couperin de Ravel auxquels Grosvenor ajoutait ce matin les Variations sur un thème de Schumann op. 20 de Clara Schumann. Peut-on parler d'un récital de cet interprète sans évoquer son art pianistique incomparable, sinon à celui de quelques grands maîtres d'autrefois, les Ignaz Friedman, Guiomar Novaes, Benno Moiseiwitsch, Vladimir Horowitz qui habillait la musique dans des atours à la coupe parfaite et à l'étoffe chatoyante, si différents des pianistes pour qui le piano n'était que l'outil de leur pensée, quand bien même ils l'aimaient bien évidemment – les Arthur Schnabel, Rudolf Serkin ou Claudio Arrau, si différents et si semblables par l'attitude foncière. Il n'y pas vraiment de style pianistique propre à une époque, mais il y a des individualités qui justement échappent à ces considérations.