Pas évident, de prime abord, de trouver le chaînon manquant entre le Nocturne pour ténor, 7 instruments obligés et orchestre à cordes, Op.60 de Benjamin Britten et la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler. Mais il y en a un : la commune dédicataire, Alma Mahler. L’épouse de l’Autrichien – qui, devenue veuve, conclura encore deux autres mariages, avec le chef du Bauhaus, Walter Gropius, et le poète et romancier Franz Werfel – composait aussi, mais se plaignait dans son journal que son premier mari minorait ce talent, au lieu d’encourager son expression. Aussi la connaît-on aujourd’hui davantage comme femme mondaine, remarquée en son temps par son esprit et par sa beauté, à laquelle le ténor Ian Bostridge et la direction de Leonard Slatkin rendent ce soir un double hommage sublime.
Dans le cycle des huit poèmes mis en musique, empruntés entre autres à Shelley, Wordsworth, Keats et Shakespeare, Benjamin Britten crée les atmosphères les plus contrastées par une peinture sonore conférée à un instrument soliste qui rivalise avec le ténor, alors qu’en ouverture et en clôture, c’est la voix humaine seule qui s’élève au-dessus du tutti. Le poème inaugural, On a poet’s lips I slept, est incantatoire : le ténor anglais hypnotise par son timbre hyperléger et suave qui s’étale sur un fond de cordes à accentuation iambique, comme si c’était l’orchestre qui déclamait. Ian Bostridge a de succulents graves aussi (quelle voix équilibrée et homogène dans toute sa tessiture !), et une incroyable expressivité. Suivant d’un œil à peine sa partition dans cette œuvre pourtant redoutable, par sa rythmique et ses grands intervalles en atonalité, il vit le lyrisme. Du Prométhée shelleyien, il se mue en marin ivre mort, se débattant avec un poulpe géant, le Kraken mythique, qu’incarnent les soubresauts du basson, pour aussitôt investir un locus amoenus, dans lequel nous transporte la harpe amoureuse.
Grâce au cor, le guetteur sur la tour, l’heure de minuit sonne avec quelque avance sur le fuseau de Paris et de Lyon, et le ténor s’amuse, moqueur, à placer ce ting, ting, ting carillonnants. La nuit ne sera pas calme pour autant : les timbales indispensables conjurent un tremblement de terre. Le numéro six est élégiaque : le choix du cor anglais comme instrument obligé est tellement pertinent, surtout dans l’interprétation qu’on entend ce soir. La flûte et la clarinette, en voix de colibris, entourent le sommeil du je dans un lieu de plaisance, dans What is more gentle than a wind in summer, avant que la pièce ne s’éteigne dans le pianissimo de cordes par lequel elle a débuté, dans le sonnet shakespearien no. 43 : When most I wink, then do mine eyes best see.
L’entracte, au bout de vingt-cinq minutes, paraît précoce ; mais une soirée de musique peut ressembler à du chant : parfois, on respire tôt, sans nécessité, afin d’assurer une longue phrase qui ne saurait souffrir d’interruption. Et il faut du souffle pour les 70 minutes à venir, la Symphonie no. 5 en ut dièse mineur, structurée en trois parties, est une œuvre qui demande du tonus aux artistes comme au public, mais ce soir on verra passer les cinq mouvements en un clin d’œil.