Qui mieux que Martha Argerich pouvait entraîner son compatriote Nelson Goerner à se joindre à elle pour rendre hommage à Nelson Freire, mort chez lui à Rio le 1er novembre dernier, quelques petites semaines après qu'elle lui avait rendu visite ?
Freire et Argerich vivaient une amitié élective qui ne nous intéresserait en rien si elle n'avait donné naissance à un duo qui a fait le bonheur et l'admiration éperdue des musiciens et des mélomanes. Olivier Bellamy raconte leur première vraie rencontre dans une biographie de Nelson Freire à paraître, cet automne, chez Fuge. Le formidablement instructif programme de la soirée nous en révèle un extrait en avant-première : « Les dons du petit Brésilien ont de quoi attirer Martha. Ce n'est pas qu'une histoire de technique. À ce niveau-là, pas question de séparer virtuosité, sensualité et spiritualité. Il possède... “The real thing” selon ses propres termes. La vraie chose. Elle le sent de tout son être. » Il avait quinze ans, elle dix-huit ; ils ne se sépareront bientôt plus jamais depuis qu'un jour de juillet 1960, ils se retrouveront par hasard sur un quai de gare en Allemagne, tous deux en chemin pour suivre les cours du professeur Bruno Seidlhofer. Elle est déjà connue (ayant remporté trois ans auparavant les Concours de Bolzano et de Genève), lui pas encore, car son triomphe public à celui de Rio la même année 1957 n'a pas eu d'échos en Europe. Les étudiants de cette académie d'été comprendront qui il est quand modestement Argerich accompagnera le gamin frisé au deuxième piano, devant une classe ébahie d'entendre Freire jouer un concerto – Chopin ou Schumann, personne ne sait plus – comme un jeune dieu.
Bien des années plus tard, sortant d'un récital de son confrère à Bruxelles, Argerich dira songeuse que c'est « le plus beau récital de piano entendu de [sa] vie. Ce qu'il fait là... ». Freire venait de jouer la Fantaisie de Schumann dont l'interprétation d'une beauté, inexplicable par des mots mais qui tient dans la phrase interrompue de sa consœur, devait résonner quelques jours plus tard dans cette Philharmonie à l'invitation de Piano 4 étoiles qui nous réunit ce soir pour cet hommage, donné par une légende du piano et un Nelson Goerner dont on ne devrait pas avoir à dire encore qu'il est l'un des pianistes majeurs de notre époque.