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Émouvant hommage à Nelson Freire de Martha Argerich et Nelson Goerner

Par , 31 mars 2022

Qui mieux que Martha Argerich pouvait entraîner son compatriote Nelson Goerner à se joindre à elle pour rendre hommage à Nelson Freire, mort chez lui à Rio le 1er novembre dernier, quelques petites semaines après qu'elle lui avait rendu visite ?

Freire et Argerich vivaient une amitié élective qui ne nous intéresserait en rien si elle n'avait donné naissance à un duo qui a fait le bonheur et l'admiration éperdue des musiciens et des mélomanes. Olivier Bellamy raconte leur première vraie rencontre dans une biographie de Nelson Freire à paraître, cet automne, chez Fuge. Le formidablement instructif programme de la soirée nous en révèle un extrait en avant-première  : « Les dons du petit Brésilien ont de quoi attirer Martha. Ce n'est pas qu'une histoire de technique. À ce niveau-là, pas question de séparer virtuosité, sensualité et spiritualité. Il possède... “The real thing” selon ses propres termes. La vraie chose. Elle le sent de tout son être. » Il avait quinze ans, elle dix-huit ; ils ne se sépareront bientôt plus jamais depuis qu'un jour de juillet 1960, ils se retrouveront par hasard sur un quai de gare en Allemagne, tous deux en chemin pour suivre les cours du professeur Bruno Seidlhofer. Elle est déjà connue (ayant remporté trois ans auparavant les Concours de Bolzano et de Genève), lui pas encore, car son triomphe public à celui de Rio la même année 1957 n'a pas eu d'échos en Europe. Les étudiants de cette académie d'été comprendront qui il est quand modestement Argerich accompagnera le gamin frisé au deuxième piano, devant une classe ébahie d'entendre Freire jouer un concerto – Chopin ou Schumann, personne ne sait plus – comme un jeune dieu. 

Bien des années plus tard, sortant d'un récital de son confrère à Bruxelles, Argerich dira songeuse que c'est « le plus beau récital de piano entendu de [sa] vie. Ce qu'il fait là... ». Freire venait de jouer la Fantaisie de Schumann dont l'interprétation d'une beauté, inexplicable par des mots mais qui tient dans la phrase interrompue de sa consœur, devait résonner quelques jours plus tard dans cette Philharmonie à l'invitation de Piano 4 étoiles qui nous réunit ce soir pour cet hommage, donné par une légende du piano et un Nelson Goerner dont on ne devrait pas avoir à dire encore qu'il est l'un des pianistes majeurs de notre époque.

Les voici devant les deux grands Steinway pour En noir et blanc de Claude Debussy. Après quelques instants où ils se cherchent, les deux pianistes deviennent tour à tour le tragique, la sensualité, la danse, la langueur, la virtuosité même qui se cachent dans les signes imprimés de la plus mystérieuse et insaisissable œuvre pour piano du compositeur. Nous revient d'un coup en mémoire Tatiana Nikolayeva, venue présenter à Paris son élève Nikolai Lugansky alors adolescent, jouant ainsi avec lui, salle Gaveau, ce même En blanc et noir « d'un seul piano » qui trente-cinq ans ans plus tard nous étreint de la même façon. C'est troublant. 

Suit la Sonate en ré majeur pour deux pianos KV 448 de Mozart, chef-d'œuvre inaltérable. Ce soir nous en est révélée une nouvelle facette à travers l'allégresse, les grâces enrubannées sans mièvrerie des deux pianistes aux envolées et au dialogue tendrement malicieux. Argerich et Goerner avait changé de piano après Debussy. Ils restent dans cette configuration pour les Danses symphoniques de Sergueï Rachmaninov. Goerner est très « Argerich », impérial, incrusté, sonore et dense, sa sonorité de bronze irradie et ses phrases sont d'une fulgurance qui émerveille. Argerich est très « Freire », elle colore, suggère, « atmosphérise », mais l'air de rien dirige la musique, énonce rapide comme l'éclair, reprend avec la grâce d'un chat qui bondit... Les deux musiciens sont étrangers à toute représentation d'eux-mêmes, ils fusionnent, les contours bougent malgré un tempo inflexible, le son se déploie dans la salle qui explose en applaudissements : ils ont « The real thing », cette chose inexplicable...

Les deux bis de Carlos Guastavino et de Darius Milhaud sont au superlatif de la douceur tendrement nostalgique et chaloupée dans un Bailecito dont on aimerait qu'il ne finisse jamais, et au superlatif de la sensualité joyeuse dans Scaramouche. À la sortie, les organistes Vincent Warnier et Daniel Roth parlaient émerveillés de cet hommage et du souvenir de l'inoubliable Nelson Freire fêté ce soir.

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A propos des étoiles Bachtrack
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“ils ont « The real thing », cette chose inexplicable...”
Critique faite à Philharmonie de Paris: Grande salle Pierre Boulez, Paris, le 30 mars 2022
Mozart, Sonate pour deux pianos en ré majeur, K448 (K375a)
Debussy, En blanc et noir
Rachmaninov, Danses symphoniques, Op.45
Martha Argerich, Piano
Nelson Goerner, Piano
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