Il est tentant d’aborder la Sixième Symphonie dite « Tragique » de Gustav Mahler par ce que suggère son surnom : une œuvre noire et sans concession – en dépit des considérations musicologiques dubitatives quant à ce sobriquet que le compositeur, souhaitant s’affranchir de toute description, n’a semble-t-il jamais approuvé. Mais ce faisant, gare à ne pas en donner une lecture trop uniforme car, si le destin pèse effectivement de tout son poids sur cette partition, les idées s’y développent avec une complexité typiquement mahlérienne : ambiguïté dans le premier mouvement où succède à la marche volontiers funèbre des contrebasses une suspension onirique et pastorale, ainsi que l’affectueux thème d’Alma ; ironie dans le Scherzo, supposément inspiré par des enfants batifolant en pleine innocence mais dans lequel l’insouciance côtoie de près le sarcasme et le grotesque ; équivoque dans le dernier mouvement puisque la musique s’acharne à vivre malgré les deux coups de marteau… Bref : la noirceur, oui, mais pas la caricature.
À la tête de l’Orchestre de Paris, Lahav Shani contourne avec sagesse cet écueil. Le maestro fait preuve d'une gestion nuancée des dynamiques tout d’abord : malgré les effectifs pléthoriques de l'orchestre, les fortissimos ne sont ni gratuits ni agressifs mais au contraire dosés et pertinents, ne saturant jamais l’acoustique de la grande salle de la Philharmonie. Lahav Shani démontre ensuite un sens aigu de la grande forme dans la construction générale des mouvements : qu'il s'agisse des transitions entre les thèmes du premier, des relais instrumentaux du deuxième, des développements lyriques et intimes du troisième, tous les raccords – qui rendent si redoutable pour l’interprète le langage mahlérien – sont ce soir parfaitement organiques.
Seul le finale, décousu et statique, échappera au maestro dès les premières mesures. Mais ce qui frappe d’un bout à l’autre de l'ouvrage, c’est l’attention portée à la pâte sonore de l’orchestre. Là où Klaus Mäkelä, directeur musical de la phalange parisienne, aime à tirer le maximum de caractère de ses instruments, Lahav Shani préfère la rondeur et la fusion des timbres entre eux, l’équilibre entre les pupitres et l’amalgame des couleurs, non sans rappeler l’esthétique de son mentor Daniel Barenboim.
Malheureusement, cette élégante matière sonore, lissée comme du beau marbre, perd les aspérités qui font la sève de l’œuvre, et celle-ci manque alors singulièrement d’expressivité et de relief. On peine à distinguer les différents niveaux de lecture, le tragique du discours comme l’inquiétude sous-jacente. En outre, le chef paraît éviter toute forme de narration et rester extérieur au drame, étranger au théâtre qui se joue entre les lignes de sa partition. Or, engluée dans l’abstraction et l’hédonisme sonore, la musique paraît délavée, impersonnelle. L’auditeur finit bel et bien par s’ennuyer car, en définitive, la caricature aura certes été écartée, mais la noirceur également.