Encombrée de différents prototypes allant du pianoforte carré au Steinway moderne, la scène du Théâtre des Bouffes du Nord ressemble davantage à l’antre d’un collectionneur de pianos qu’à un espace de concert. Rien de plus normal : la Médiathèque Musicale Mahler et la Fondation Royaumont s’y sont installés pour deux jours d’un festival entièrement consacré à l’instrument et à ses déclinaisons. Bienvenue à « Pianos, pianos ».
Le Steinway est le premier sollicité ce soir, d’une manière qui laissera les spectateurs pantois. L’œuvre y est pour quelque chose : dans Ama, Philippe Leroux s’évade dans des explorations virtuoses avant de se fixer soudainement sur une formule obsédante, qui tourne alors sur elle-même comme un lion en cage. Sans l’interprète du jour, la partition resterait cependant lettre morte : Claudia Chan ne se contente pas de jouer toutes les notes – ambition déjà plus que respectable quand on voit le niveau de technicité exigé –, son geste prend le chemin du compositeur avec la discipline d’une chorégraphie maintes fois répétée. Une hésitation du buste vient traduire un silence soudain, une pulsion du bras lance une envolée brusque ; puis le corps se fige, laissant les doigts seuls tisser la toile d’un processus répétitif. On ose à peine cligner des yeux devant un spectacle aussi total.
Discrète, presque effacée quand elle s’éloigne de son instrument, la pianiste sino-canadienne ne joue pourtant pas les bêtes de foire. Elle ne pousse aucun grognement, ne secoue pas sa crinière au-dessus du clavier, ne prend pas son tabouret pour une balançoire. Concentrée sur la justesse du geste, elle transforme ses intentions en jeu direct et sûr, avec une force qui est avant tout intérieure. Cela produit un piano puissant mais extrêmement soigné, avec une rare méticulosité d’articulation. Le virevoltant mouvement perpétuel des « Caténaires », deuxième des Two thoughts about the piano d’Elliott Carter, en sera la preuve la plus éclatante. À moins que ce ne soit Evryali, brillante conclusion de la soirée : jonchée d’accords martelés d’un bout à l’autre du clavier, cette pièce de Iannis Xenakis paraît auréolée d’une clarté inattendue. Au lieu d’aller droit à l’effet exigé quitte à malmener les notes, Chan se charge de tout : l’esprit et la lettre. Il est question de parachever l’ouvrage au disque ; on attend le résultat avec impatience.