Qui n'a pas rêvé d'un retour triomphal des Hagen dans le Quintette à deux violoncelles de Schubert, chasse gardée de Heinrich Schiff avant sa disparition ? C'était chose faite mercredi dernier au Gstaad Menuhin Festival en la personne de Sol Gabetta : une consécration, précédée en première partie d'un emboîtement judicieux de Bach dans Chostakovitch.
Mercredi de grisaille et de forte brume. Les ocres et les motifs rupestres qui ornent l'église de Saanen n'en paraissent que plus engageants, tout comme cette douceur qui émane des premières mesures de l'Art de la Fugue. Dès le Contrapunctus I, c'est Lukas Hagen qui mène la danse d'une sonorité persistante. Raréfiant son vibrato, il relance le flux contrapuntique en accentuant ostensiblement ses entrées ; la sobriété du tempo, d'un écoulement naturel, autorise une belle articulation. Bien sûr, le débit n'a pas la légèreté ni le caractère haché que lui imprimeraient d'authentiques baroqueux, mais on ne peut qu'apprécier ce climat dense et sombre où chaque instrument semble avancer vers une vérité sienne, dont chacune des notes détiendrait une parcelle.
Sans pause, Bach s'enchaîne imperceptiblement dans Chostakovitch, la lamentation fuguée du Largo faisant office de Contrapunctus V. Les dynamiques pourront sembler retenues aux adeptes du contraste, mais l'effrayante perfection de la réalisation les y autorise. C'est que le son, aérien, trouve à se structurer dans ces lignes où s'équilibrent la libre expression mélodique et une armature rythmique des plus solides. Grâce sans doute à la régularité de la pulsation intérieure, l'introduction lente prend une persuasion voire même une fixité très singulières, forçant l'écoute.
Souvent sacrifié sur l’autel de la causticité la plus primaire, le Quatuor n°8 de Chostakovitch en ressort d’autant plus grandi que les Hagen s’attachent aux mêmes fins de tenue et de rigueur qui faisaient le prix de leur Art de la Fugue. L'incessant Allegro molto connaît cette même absence de complaisance. Rien n'est secondaire et tout s'entend : les voix médianes, en particulier, sont le ciment unificateur de l'ensemble ; Veronika Hagen n'hésite pas à nasaliser ou à fortement métalliser son alto afin d'intensifier ponctuellement certaines harmonies. Tout cela n’empêche pas les éclairs d'indulgence ou de simple élégance de s’épanouir (Allegretto) et ceux de bonne camaraderie d’être aussi amicaux que possible (le thème du Concerto pour violoncelle).