Dans ce concert, tout s’enchaîne en un subtil autant qu’inattendu réseau de complexes intrications, références et correspondances. Le fil rouge en est moins la musique en elle-même qu’une certaine idée de ce que l’on peut ou devrait s’en faire. Gilles Raynal, directeur musical, chef de l’Orchestre Symphonique des Dômes et maître d’œuvre de la soirée aurait voulu articuler les quatre autres œuvres au programme, autour de sa dernière création, Mémoire d’une pomme en hommage à Satie, qu’il ne s’y serait pris autrement. Sa Mémoire n’est en rien un pastiche, un « à la manière de », peu ou prou convenu dans la déférence et poussivement en panne d’imagination dans la référence. Dans cette courte pièce de quelque treize minutes, commande de l’Orchestre Vox Musicorum pour commémorer le centième anniversaire de la création de Parade, l’allusion au Maître d’Arcueil se limite à son titre et à ceux des quatre mouvements qui la composent : Catafalques endormis, Vasques chancelantes, Soupirs fanés et Trépidations mécaniques. Titres bel et bien sortis, eux, de l’imaginaire de l’auteur de Parade bien qu’il ne les ait jamais utilisés.
D’un style atonal revendiqué, Mémoire d’une pomme s’impose d’emblée comme une succession de volte-face syntaxiques, surgissements harmoniques et contrastes chromatiques. Langage musical d’autant plus déconcertant qu’il s’avère extrêmement soigné et d’une précision méticuleuse. Son pouvoir de séduction tient aussi au fait de s’affranchir des dogmes esthétiques pour ne retenir qu’une totale liberté d’expression. L’écoute affranchie des conventions se vit dans l’immédiateté de la réception. La structure de cette pièce, au symbolisme empreint de mystère, fonctionne comme une mécanique des rêves bien huilée. Et paradoxalement, elle procure une singulière impression d’insolite familiarité. Les cordes, loin d’un habillage de circonstance, affirment un naturel coloriste aussi intense que quintessencié. Elles sont l’âme de cet enchaînement de miniatures, de ce déchaînement d’éblouissements sonores qui s’appellent, s’opposent et s’affrontent avec une logique d’une imparable rigueur. Faussement allusifs, fugacement suggestifs, les clins d’œil sèment le trouble dans cette page haute en couleurs et riche en demi-teintes. Comme dans le premier mouvement où une flûte faunesque viendrait croquer le fruit défendu, ou lorsque le second mouvement cuivré se voit traversé de coruscants étonnements stravinskiens et de salvatrices âpretés d’archets. Mais les cordes appartiennent en propre à l’idiosyncrasie du compositeur. Il se joue de ces fugaces détournements pour mieux nous perdre et retrouver les voies d’une inspiration affranchie des doxas, voire volontairement provocante dans un troisième mouvement aux allures de Sacre, ou dans un final porté par d’inquiétantes « Trépidations ».
A l’écriture ferme, sans épanchement de cette Mémoire d’une pomme – soutenue par une direction exigeante – Gilles Raynal oppose une vision de Parade d’une délicate mélancolie. Un onirisme distancié, un parfum poétique diffus viennent en savants contrepoints d’une conduite rigoureuse, d’un dessein volontariste. Bien compris et suivi par un orchestre homogène et réactif, le chef tire le meilleur de la plasticité d’une partition à la pudique sensualité sous ses dehors excentriques. Parade s’éprend ainsi d’un ludisme délicat, cachant sous des apparences désinvoltes et une légèreté de pure forme, toute la beauté et le pathétique confondus de l’existence.