Sur le chemin de la Philharmonie, il y a de quoi se demander un instant si l'on ne s'est pas trompé de date ou de salle, la foule de très jeunes gens étant très inhabituelle sur ce parcours. Installé dans la grande salle Pierre Boulez, on constatera vite que l’âge moyen du public ne doit pas dépasser celui du soliste, le violoncelliste britannique Sheku Kanneh-Mason, 24 ans ! Et quelle qualité d’écoute et de silence de la part de cet auditoire !
La présence au pupitre de l’Orchestre de Paris de Nathalie Stutzmann, l’actuelle directrice musicale de l’orchestre symphonique d’Atlanta, constitue l’autre point d’intérêt de la soirée. La cheffe a choisi en début de programme une pièce rare au concert, plus souvent jouée dans sa formation de chambre originale, l’Ouverture sur des thèmes juifs de Prokofiev. Nathalie Stutzmann semble n’en retenir que les aspects élégiaques, une fois que Pascal Moraguès en a énoncé un thème klezmer, estompant les rythmes et les accents qu’on attend chez ce compositeur.
Après cette entrée en matière, on est impatient d’entendre le Premier Concerto pour violoncelle de Chostakovitch, joué par le jeune violoncelliste promu au rang de star mondiale à tout juste 18 ans par l’effet d’un mariage princier (Harry et Megan). On avait aimé son Concerto d’Elgar à Radio France en 2019 et la saine modestie dont il avait fait preuve quant à sa soudaine célébrité. Sheku – comme on l’appelle sur ses disques – n’a vendu ni son âme ni son talent, comme il le démontre ce soir dans une interprétation à la fois ardente et pudique d’une œuvre dédiée à Rostropovitch.
Son jeu, son attitude sur scène sont à l’exact opposé de l’exubérance démonstrative de son aîné. Il aborde l’Allegretto initiai et son motif de quatre notes (dérivé du monogramme de Chostakovitch, en allemand DSCH) avec une tranquille assurance, un son épanoui sans ostentation, tandis que la cheffe veille à une précision rythmique parfois prise en défaut... Mais on peut l’en excuser si l’on en juge par une confidence du compositeur lui-même, invité en 1964 à diriger son œuvre : « La partition contient tant de changements de mesure (...) qu'en définitive, et à mon grand effroi, je perdis complètement le fil. Il fallut que Slava Rostropovitch se lève un instant et redonne la direction avec son archet pour que les musiciens s'y retrouvent ».
Ce soir Sheku Kanneh-Mason n’aura pas ce souci. En revanche, par deux fois le cordier de son Goffriller le lâchera, à la fin du sublime mouvement lent, et de nouveau dans le troisième, la Cadenza où le violoncelle joue seul. Pas assez pour le déconcentrer et le détourner du lyrisme presque classique qui caractérise son interprétation d’une étonnante maturité. Sa justesse et sa vélocité, dans le quatrième mouvement en particulier, sont époustouflantes. Jamais pourtant Sheku ne se départit d’une élégance, d’un recueillement qui visiblement touchent l’assistance. Il est vrai que la cheffe offre à son soliste un accompagnement qui n’exacerbe ni les contrastes ni les saillies de l’orchestre de Chostakovitch. On eût aimé plus d’arêtes vives mais l’inhabituelle douceur de cette approche est bienvenue.