En amont de la première à Vienne de Il trovatore, le ténor qui franchit les frontières entre France et Italie, entre opéra et chanson, nous parle du rôle de Manrico, de Cyrano, d'être gitan, héros, de retourner en Italie, de sa famille...
DK: Nous attendons avec impatience Le Trouvère dimanche. Que pouvez-vous nous dire au sujet du rôle de Manrico ?
RA: La générale s'est vraiment très bien passée. Dominique Meyer [directeur du Wiener Staatsoper] a réussi à réunir un casting formidable. Je pense que la production est bien, ainsi que l'orchestre et le chef. On a beaucoup de chance d'avoir de telles possibilités aujourd'hui.
Dans le rôle de Manrico, souvent on privilégie l'aspect héroïque du personnage. Avec « Di quella pira », on en fait toujours un personnage un peu guerrier, rebelle, un personnage fougueux. En réalité, quand on y pense bien, le titre est Il Trovatore, c'est un poète, un chanteur, un baladin de cette époque, on s'aperçoit alors que c'est une personne mystique qui fait souvent appel à l'au-delà, à Dieu, il entend des voix qui le retiennent pour ne pas tuer son ennemi. En somme, c'est un personnage plutôt sensible, et tout ce qu'il fait, en réalité, il le fait par amour. Il est bien loin du guerrier, et même ce fameux “Di quella pira”, il le fait par amour pour sa mère, pour la sauver alors qu’elle est prise par ces gens qui veulent la brûler.
Il y a quelque chose de très drôle dans le trio d'entrée, on a toujours l'impression que le comte et Manrico sont en train de s'adresser à Léonore, mais en réalité, ils se servent tous les deux de Léonore pour se dire des choses l'un à l’autre. Je crois que sans l'amour de Léonore, Manrico ne serait pas du tout rebelle, il serait une sorte de baladin, chantant des poèmes un peu partout et pas du tout guerrier.
Est-ce que [le metteur en scène] Daniele Abbado est d'accord avec votre interprétation ?
Oui. Au départ il a voulu en faire une sorte de soldat, un rebelle dans la révolution espagnole. Je lui ai fait part de mon point de vue et il a été d’accord. En fait, Manrico s'en fiche de la rébellion. Il a lui-même un gros problème d'identité, puisqu'il ne se sent pas gitan, il se sent mal à l'aise dans sa communauté, il se sent mal à l'aise dans la société aussi, il se demande toujours s'il est vraiment le fils d'Azucena. C'est un personnage tourmenté, un personnage qui a ses propres problèmes plutôt qu’un personnage politiquement engagé.
Quand avez-vous chanté Manrico pour la première fois ? Ça doit bien faire quelques années…
Oui, c'était en l’an 2000, ça fait 17 ans. Je m’aperçois d’une vraie évolution, liée à l’expérience de la vie. Maintenant que je suis un homme mûr, je m'aperçois de la dimension tragique de ce personnage. Quand on est jeune, on va plus vers le côté exubérant, le côté extraverti, plutôt guerrier. Avec l’âge, on fait preuve de plus de tolérance.
Il y a des légendes autour de Il trovatore. Manrico est un rôle légendaire, avec ses fantômes du passé, ses grands interprètes. Curieusement, quand vous avez chanté ce rôle tout jeune, vos propres fantômes s’ajoutent et on a l'impression d'avoir une grande responsabilité sur les épaules.
En même temps, c’est un rôle dramatique qui nécessite une voix jeune – c'est ça la musicalité de ce personnage, comme c’est le cas pour Roméo ou Don Carlos. Concilier jeunesse et expérience dramatique est difficile, notamment dans certains passages comme celui de la stretta. Sachant qu’en plus, ici à Vienne, le diapason est très haut. Le contre-ut est déjà presque un ut dièse !
Le rythme chez Verdi est très soutenu, enjoué, endiablé. Lors du trio du départ avec le baryton et Léonore, l’excitation fait que vous ne pouvez pas respirer normalement. La difficulté, c'est de garder cette excitation mais de maintenir un calme intérieur, autrement vous nous pourrez pas sortir ces do.
Cependant plusieurs critiques, nous y compris, ont remarqué que votre voix est toujours bien celle d’un jeune homme !
J’en suis ravi ! Lors de la générale hier, où beaucoup de chanteurs étaient présents – Ramón Vargas, Plácido Domingo, des jeunes chanteurs d’aujourd'hui – tous m’ont dit « c'est curieux, ta voix devient de plus en plus jeune ». C'est un beau compliment parce que c’est ce que j'essaie de faire en travaillant tous les jours. J'essaie toujours de trouver une jeunesse, une clarté et une simplicité, et vous ne pouvez pas imaginer comme c'est difficile de trouver cette dernière.
Un autre rôle amoureux et héroïque à la fois, c'est Don Rodrigue dans Le Cid, que vous avez joué à Paris. Malheureusement, ce n'est pas souvent donné – Est-il en projet de le remonter ?
Non, hélas, mais je suis déjà ravi d’avoir pu le chanter deux fois dans ma carrière. C'est un répertoire qui est très difficile à distribuer. C'est très difficile de trouver Chimène, c'est difficile de trouver Rodrigue qui est, je pense, plus difficile à chanter que Le Trouvère. En plus, c’est un ouvrage qui n’est pas facile à promouvoir au niveau de la billetterie. C'est dommage, car encore une fois c’est l’un de ces rôles légendaires, c’est l’un de ces ouvrages magnifiques, et quand on se plonge dans la partition et découvre le génie de Massenet, on est tout de suite amoureux de l'œuvre. Mais c'est vrai que c'est une œuvre qui demande énormément d'ingrédients pour réussir.
J'espère un jour pouvoir le faire au Metropolitan, je pense que ce serait formidable. J'ai déjà la chance d'y chanter Cyrano en mai prochain dans sa version originale, que je suis le seul à avoir chantée jusqu'à présent. Cette partition est extrêmement difficile mais c’est est un opéra que j'adore et un personnage qui me bouleverse toujours.
Cyrano, c'est un héros dans le même style…
Cyrano est un cas encore à part qui contient tous les personnages de la littérature. Il a un peu de Don Quichotte, de D'Artagnan, de Roméo. C’est un personnage très riche, presque Shakespearien, avec quelque chose de Molière. Et plus que tout autre, Cyrano demande une interprétation évolutive durant l'opéra.
Un autre opéra qui est rare, parce qu'il est nouveau, c'est l'opéra de votre frère, Le dernier jour d'un condamné. Y a-t-il des projets pour le donner ?
Après mon histoire en Italie [ndlr: un accueil houleux par le public de La Scala lors d’une production d’Aïda en 2006], je ne voulais plus y retourner. On a essayé de me faire revenir par tous les moyens, y compris La Scala qui me sollicite toujours. Le Festival Puccini m’a un jour demandé si je serais partant pour monter l’opéra de mon frère. Là, en me prenant par les sentiments, c’est vrai que cela m'intéresse. On est encore au stade de la négociation. Si j'en ai la possibilité, je serais ravi de revenir en Italie avec cette œuvre que l’on va en tout cas reprendre en Septembre, je crois, à Marseille.
Vous venez de signer un nouveau contrat auprès de Sony…
Je crois que c'est nécessaire de temps en temps de changer les équipes. J'ai fait dix années chez EMI Warner et on a fait un travail extraordinaire, parce que j'avais la chance d'être là à une époque où l’on enregistrait énormément de disques en studio, et j'ai pu faire les grands opéras. Ensuite, chez Universal, on a continué à faire des opéras, mais j'ai aussi eu la possibilité d'explorer le terrain populaire qui m'est très cher. J’en suis très fier de ces disques, faits avec soin et pour lesquels on a beaucoup travaillé. Le dernier, Malèna, a rencontré un grand succès. C’est l’un de mes plus beaux disques.
Maintenant, après quinze ans chez Universal, c'est bien de changer d’équipe à nouveau. Surtout qu'aujourd'hui, le marché du disque a changé. C'est un autre monde avec le streaming, les abonnements… C'est important d’être aux côtés de nouveaux collaborateurs pour entrer dans cette nouvelle ère.