Depuis l'émergence et la popularisation de la psychanalyse, tout le monde s'accorde à reconnaître que les contes traditionnels de la culture occidentale, avec leurs personnages et leurs schémas narratifs récurrents, sont porteurs de significations symboliques cachées. Il n'y a pas si longtemps qu'on admet aussi qu'ils peuvent se révéler parfois extrêmement violents derrière leur apparence pittoresque. Le conte de Charles Perrault Barbe-Bleue en est l'exemple-type, tant cette histoire immémoriale de meurtre et de séquestration d'un mari envers ses épouses successives n'a rien à envier aux pires faits divers de notre actualité.
Cependant le livret de Maurice Maeterlinck, d'où est tiré l'unique opéra de Paul Dukas intitulé Ariane et Barbe-Bleue, a ceci d'intéressant qu'il édulcore la violence originelle du conte pour s'attarder davantage sur l'aspect symbolique et psychologique des personnages féminins : Ariane en premier lieu, comme indiqué dans le titre, mais aussi les cinq femmes prisonnières de Barbe-Bleue qui décideront contre toute attente de rester avec leur bourreau alors que liberté leur est offerte. Relégué à un rôle subalterne car n'apparaissant que pour quelques répliques, Barbe-Bleue est au final le grand absent de ce livret qui questionne à sa manière ce que La Boétie appelait le principe de servitude volontaire et ce que d'autres appelleraient aujourd'hui le syndrome de Stockholm.
À mille lieux des contes de fées chatoyants façon Disney et d'une interprétation « féministe » du livret, la mise en scène imaginée par Olivier Py et concrétisée par les décors de Pierre-André Weitz allait pourtant redonner à Barbe-Bleue une place de premier ordre, mais d'une façon assez insolite et dérangeante.
Le premier acte s'ouvre sur une forêt recouverte de cendre blanche. Alors qu'une femme en robe légère se fait rattraper puis violenter par une ombre masculine, le chant des paysans commente l'arrivée d'Ariane au château sur une musique dramatique où perce l'influence de Wagner. Est-ce Ariane que nous voyons se débattre entre les arbres ? Ou bien est-ce une préfiguration du sort que réserve Barbe-Bleue aux femmes qui tombent sous sa coupe ? Dès le début la mise en scène joue sur les deux tableaux : il y a d'un côté l'histoire vécue par les personnages féminins, qui est celle, minimaliste, du livret (Ariane ouvrira la porte défendue pour tenter de libérer les femmes prisonnières) et de l'autre le domaine privé de Barbe-Bleue et de ses sbires, dont on ne sait s'il est réel, imaginaire, ou symbolique ; peut-être les trois à la fois.
Ariane et sa nourrice, jouées respectivement par les cantatrices Jeanne-Michèle Charbonnet et Sylvie Brunet-Grupposo, qui tiennent leur rôle avec rigueur, se retrouvent alors confinées dans un souterrain aménagé sous la pièce principale du château. Alors que Sylvie Brunet-Grupposo module son chant avec clarté au niveau de l'articulation, la voix de Jeanne-Michèle Charbonnet dans le rôle-titre perd de sa justesse et devient poussive en montant dans les aigus.