Une première Traviata pour une soprano est de l’ordre, si ce n’est de l’ascension de l’Everest, en tous cas de celle du Mont Blanc. À Strasbourg, le public enthousiaste de l'Opéra national du Rhin a assisté lundi soir à la naissance d’une grande Traviata et à la consécration d’une jeune chanteuse : Martina Russomanno. Aux saluts, devant l’acclamation de la salle, les larmes de la soprano de tout juste 26 ans ne sont pas feintes après l’exploit qu’elle vient de faire. Elle irradie, littéralement, et l’on est suspendu à ses lèvres, captivé par son jeu. Elle a déjà tout d’une grande chanteuse dans l’incarnation scénique qu’elle propose, avec dans la voix ce supplément d’âme qui fait toute la différence entre une partition très bien chantée et un rôle parfaitement incarné et sublimé.
À la manière d’une Callas – osons la comparaison ! – qui pouvait parfois mettre en balance la justesse musicale au profit d’une justesse dramatique, Martina Russomanno sait mettre du souffle au bon moment pour affecter le mot, sans effets d’esbroufe. Elle sait casser sa voix sur un saut d’octave pour élargir l’expression de la phrase. Elle sait utiliser ses registres du grave à l’aigu, extrêmement souples, homogènes et mélodieux, pour nuancer sans cesse les intermittences du cœur de Violetta : il suffit simplement de se rappeler ce vœu, « di voluttà perir », qu’elle lance sans aucune politesse à la face du destin suite à son « E strano » empli de fragilité, pour s’en convaincre. Que dire de son « Addio del passato », minimaliste et implorant ? Prière pour elle-même autant que pour le ciel, accompagnée de cordes pointillistes et détachées, qui nous semblent sonner avec nostalgie comme un vieil harmonium d’église dans l’Émilie-Romagne du XIXe siècle.
Pour accomplir cela, elle est d’abord admirablement épaulée par le chef Christoph Koncz, directeur musical depuis 2023 de l’Orchestre National de Mulhouse, qui dirige ici une de ses premières productions d’opéras avec une maestria qui témoigne combien lui est déjà familière cette partition – comme beaucoup d’autres, fort de son expérience pendant quinze ans de chef d’attaque des seconds violons des Wiener Philharmoniker. Tout semble construit pour porter Martina Russomanno et sa Violetta.
On retrouve comme une précision toute viennoise dans la profondeur, la phrasé et la netteté des cordes, dans l’élégance et la légèreté de nombreux accompagnements valsés. Koncz sait comme nul autre construire des plans et du relief entre arias, récitatifs, banda en coulisses, conversations ou moments de fête. Les tuttis sont nets et tranchants, accentuant le drame. Quel plaisir, dans une partition à ce point familière, d’en découvrir toujours et encore des éléments qui viennent précisément enrichir le discours dramatique. Un duo mis en exergue entre la clarinette et le cor parvient à traduire à merveille les élans du cœur entre Alfredo et Violetta dans leur duo de l’acte I. À l’autre bout de la partition, les trombones héroïques et funestes du dernier acte, après les retrouvailles des amants, préfigurent déjà les trompettes du Requiem. Car voilà dans le fond la leçon de Koncz avec cette Traviata : chez Verdi, il n’y a musique que pour servir le drame.
La mise en scène d’Amélie Niermeyer participe aussi de cette réussite, grâce à une direction d’acteur foisonnante d’idées et de jeu, dans un geste finalement assez classique mais réactivant brillamment les enjeux originels de l’œuvre. Ici, Violetta est l’animatrice principale d’une soirée house, entre sexe SM, drogue et overdose au milieu d’une faune interlope. Le décor de Maria-Alice Bahra, lieu désaffecté façon Berghain berlinois, saura dévoiler son intérêt et sa polysémie au fur et à mesure de la soirée. Il se métamorphose rapidement en une Arcadie du XVIIIe siècle anglais, avec une distance ironique louable grâce à une toile peinte, pour revenir inéluctablement à cet entrepôt, zone franche entre destruction et construction, métonymie s’il en est du cœur de Violetta et d’une société hautement décadente de laquelle l’héroïne tâchera de s’extraire.
Amitai Pati en Alfredo et Vito Priante en Giorgio Germont ont parfaitement les voix des rôles, souples, longues et mélodieuses. Mais ils en ont aussi le défaut, privilégiant celles-ci à leur jeu, par moments maladroit et scolaire, privant certaines scènes – comme la scène père-fils de l’acte II – de ce supplément d’âme qu’insuffle par ailleurs Martina Russomanno. Malgré des intuitions justes, ce qui semble être un manque de confiance scénique donne à certaines de leurs actions quelque chose de plus mécanique et artificiel qu’organique (les empoignades, les coups de pieds dans les cartons, les chutes…).
Notons au milieu de tout cela le chœur maison, qui contribue admirablement au foisonnement d’une production qui témoigne, s’il en est, des très riches heures de l’Opéra national du Rhin.
Le voyage de Romain a été pris en charge par l'Opéra national du Rhin.
A propos des étoiles Bachtrack