Quand Bertrand Chamayou entre sur la scène de la Philharmonie, il a la tête du gamin qui ne sait pas s'il ne va pas faire une bêtise. Il esquisse un petit sourire et prend place devant le piano. Son récital est un écho de celui qui l'avait vu triompher au Théâtre des Champs-Élysées en 2019. Chamayou avait joué le Blumenstück et le Carnaval de Schumann, puis les Miroirs de Ravel, Les Cloches de Las Palmas et l'Étude en forme de valse de Saint-Saëns pour finir. Ce soir, ce seront Saint François de Paule marchant sur les flots de Liszt, la Fantaisie de Schumann, puis Gaspard de la nuit, une berceuse, une mazurka et Islamey de Balakirev. Rien moins ! Schumann et Ravel, deux compositeurs « qui vont très bien ensemble » comme chantent les Beatles, tant ils s'aiment. Le Français cache – mal – cet amour et cette tendresse que l'Allemand chante sans pudeur. Mais s'il remplace Saint-Saëns par Balakirev, Chamayou choisit cette fois encore avec Islamey une œuvre qui ne tient debout que par une virtuosité pharamineuse qui émerveille l'auditeur et fait transpirer le pianiste.
Pour commencer, Chamayou se lance donc dans une des deux hagiographies musicales de Liszt, la plus lyrique, la plus romantique, la plus grandiose aussi, celle qui pousse le piano vers des sommets d'intensité expressive et de virtuosité orchestrale. Le pianiste creuse les vagues, pousse son instrument aussi loin qu'il le peut sans le brutaliser, immergé dans ce matériau sonore, musical et spirituel qu'il recrée. Se dresse alors l'image d'Olivier Messiaen et de ses Vingt Regards sur l'Enfant Jésus que Chamayou a enregistrés en s'extrayant d'une tradition qui gomme souvent la pure force tellurique, harmonique, contrapuntique, sonore, modale de cette musique. Pour la première fois celle-ci nous apparaît ce soir être dans la descendance de celle de Franz Liszt, à qui Schumann a dédié sa Fantaisie op. 17.
L'ut majeur triomphant de celle-ci a de quoi faire peur au pianiste qui l'aborde en public : il faut se jeter à l'eau, et sans bouée. Cette Fantaisie sera dominée par ce sentiment, celui d'avoir affaire à un musicien qui n'est pas dans la réitération d'une interprétation mise au point dans le secret de son studio. Chamayou fabrique, organise, chante, hurle, aime une œuvre dont les réitérations thématiques reviennent chaque fois bouleversées par le temps qui est passé. C'est grand, urgent, tendu. Le deuxième mouvement ne donne pas l'impression que le pianiste retient tout par peur des terribles mesures finales où les mains partent en des déplacements rapides qui sont autant de sauts dans le vide. Il y est souple comme un chat, rebondissant sans cesse, avançant triomphalement vers cette fin libératoire qui appelle la paix du finale... dans lequel sans doute Chamayou pourrait « juste » laisser monter le son du piano sans « intervenir »... Souvenir ici même de Nelson Freire qui laissait la musique venir au monde, absent mais aux commandes.