ENFRDEES
The classical music website

Bertrand Chamayou recrée Liszt, Schumann, Ravel à la Philharmonie

Par , 18 décembre 2023

Quand Bertrand Chamayou entre sur la scène de la Philharmonie, il a la tête du gamin qui ne sait pas s'il ne va pas faire une bêtise. Il esquisse un petit sourire et prend place devant le piano. Son récital est un écho de celui qui l'avait vu triompher au Théâtre des Champs-Élysées en 2019. Chamayou avait joué le Blumenstück et le Carnaval de Schumann, puis les Miroirs de Ravel, Les Cloches de Las Palmas et l'Étude en forme de valse de Saint-Saëns pour finir. Ce soir, ce seront Saint François de Paule marchant sur les flots de Liszt, la Fantaisie de Schumann, puis Gaspard de la nuit, une berceuse, une mazurka et Islamey de Balakirev. Rien moins ! Schumann et Ravel, deux compositeurs « qui vont très bien ensemble » comme chantent les Beatles, tant ils s'aiment. Le Français cache – mal – cet amour et cette tendresse que l'Allemand chante sans pudeur. Mais s'il remplace Saint-Saëns par Balakirev, Chamayou choisit cette fois encore avec Islamey une œuvre qui ne tient debout que par une virtuosité pharamineuse qui émerveille l'auditeur et fait transpirer le pianiste. 

Bertrand Chamayou
© Marco Borggreve

Pour commencer, Chamayou se lance donc dans une des deux hagiographies musicales de Liszt, la plus lyrique, la plus romantique, la plus grandiose aussi, celle qui pousse le piano vers des sommets d'intensité expressive et de virtuosité orchestrale. Le pianiste creuse les vagues, pousse son instrument aussi loin qu'il le peut sans le brutaliser, immergé dans ce matériau sonore, musical et spirituel qu'il recrée. Se dresse alors l'image d'Olivier Messiaen et de ses Vingt Regards sur l'Enfant Jésus que Chamayou a enregistrés en s'extrayant d'une tradition qui gomme souvent la pure force tellurique, harmonique, contrapuntique, sonore, modale de cette musique. Pour la première fois celle-ci nous apparaît ce soir être dans la descendance de celle de Franz Liszt, à qui Schumann a dédié sa Fantaisie op. 17.

L'ut majeur triomphant de celle-ci a de quoi faire peur au pianiste qui l'aborde en public : il faut se jeter à l'eau, et sans bouée. Cette Fantaisie sera dominée par ce sentiment, celui d'avoir affaire à un musicien qui n'est pas dans la réitération d'une interprétation mise au point dans le secret de son studio. Chamayou fabrique, organise, chante, hurle, aime une œuvre dont les réitérations thématiques reviennent chaque fois bouleversées par le temps qui est passé. C'est grand, urgent, tendu. Le deuxième mouvement ne donne pas l'impression que le pianiste retient tout par peur des terribles mesures finales où les mains partent en des déplacements rapides qui sont autant de sauts dans le vide. Il y est souple comme un chat, rebondissant sans cesse, avançant triomphalement vers cette fin libératoire qui appelle la paix du finale... dans lequel sans doute Chamayou pourrait « juste » laisser monter le son du piano sans « intervenir »... Souvenir ici même de Nelson Freire qui laissait la musique venir au monde, absent mais aux commandes.

N'y allons pas par quatre chemins : le Gaspard de la nuit de Chamayou marquera les annales (il est possible de revoir ce récital immortalisé par Philharmonie Live). Là encore le pianiste n'interprète pas au sens ordinaire du terme, il recrée en prenant tous les risques que sa virtuosité et sa technique transcendantes lui permettent de prendre dans l'instant même. Ondine vibre dans l'espace et nous tient en alerte. Le Gibet tinte au-dessus des accords mystérieux et tragiques qui avancent inexorablement. Scarbo ricane, explose en des fortissimos d'autant plus tétanisants que Chamayou ose des pianissimos et une légèreté rarement entendus en public. Et toujours ce sentiment du danger, de musique en devenir, pas mille fois entendue car pas jouée de façon convenue, comme un exploit bien préparé. Depuis le Vlado Perlemuter des grands soirs, jamais nous n'avions eu ce sentiment de l'adéquation entre un interprète et une œuvre.

Islamey ? Ravel a voulu faire plus difficile avec Scarbo... A-t-il réussi ? Musicalement, cela ne fait aucun doute. Chamayou croit dans cette œuvre de Balakirev et en triomphe au prix de pétouilles qu'on ne relève que parce qu'elles participent de la réussite : si l'on n'a pas peur au cirque, le numéro des équilibristes est raté.

L'artiste reçoit un triomphe, donne quelques bis, signe ses disques dans le hall de la Philharmonie, puis finalement s'en va au Café de la musique tout proche... jouer Satie et Cage qu'il vient juste d'enregistrer !

*****
A propos des étoiles Bachtrack
Voir le listing complet
“le pianiste n'interprète pas au sens ordinaire du terme, il recrée en prenant tous les risques”
Critique faite à Philharmonie de Paris: Grande salle Pierre Boulez, Paris, le 14 décembre 2023
Liszt, Légende no. 2 (Saint François de Paule marchant sur les flots), S 175
Schumann, Fantasie en ut majeur pour piano, Op.17
Ravel, Gaspard de la nuit
Glinka, L'Alouette
Balakirev, Berceuse en ré bémol majeur
Balakirev, Islamey, "Fantaisie orientale" Op.18
Balakirev, Mazurka no. 2 en do dièse mineur
Bertrand Chamayou, Piano
La prodigieuse hypnose Ravel de Bertrand Chamayou à Aix
*****
Chamayou et Pappano got rhythm avec le Chamber Orchestra of Europe
*****
Antonio Pappano, maestro de l’été et du LSO à Gstaad
*****
Barbara Hannigan et Bertrand Chamayou mythiques à Berlin
*****
L'interrogation Chamayou et la maîtrise Sanderling à Gstaad
***11
La rentrée tape-à-l’œil de Klaus Mäkelä avec l’Orchestre de Paris
***11
Plus de critiques...