Dans l’auditorium boisé de La Grange au Lac, l’heure est à l’effervescence : les Rencontres musicales d’Évian vont débuter dans quelques instants, dans la chaleur caniculaire qui persiste depuis une semaine. Autorisés exceptionnellement à abandonner le frac pour une simple chemise blanche, les musiciens de la Tonhalle de Zurich entrent en scène. Seul Herbert Blomstedt, qui les rejoint en compagnie de Janine Jansen, semble défier les recommandations sanitaires avec nœud papillon et queue-de-pie ; du haut de ses quatre-vingt-onze ans, il galvanisera ses troupes pendant tout le concert sans montrer le moindre signe de fatigue.
L’orchestre et le chef brillent dès les premières notes du Concerto pour violon de Johannes Brahms. Avec cette concentration du geste qui le caractérise, Blomstedt étend à peine ses ailes au-dessus des violons que les cordes réagissent au quart de tour, entretenant une pâte sonore vibrante, intense du premier au dernier pupitre. Voilà qui pourrait faire pâlir plus d’un soliste, surtout dans cette œuvre parmi les plus denses du répertoire… Ce ne sera pas le cas ce soir. Dès son entrée, Janine Jansen révèle la force de caractère qui fait sa marque de fabrique et convient parfaitement au concerto brahmsien. Sourcils froncés, yeux rivés sur son instrument, la violoniste s’élance dans des arpèges impulsifs, ciselés par un détaché tranchant. Ancrée au plus profond du manche, la main gauche frappe des accords puissants, d’une justesse irréprochable, prenant l’auditeur à la gorge. Et ce poids placé dans chaque doigt permet de cultiver un vibrato ample, d’une expressivité folle, notamment dans des suraigus scintillants. L’archet s’allège alors pour atteindre des pianissimo qui planent au-dessus de l’orchestre d’une façon surnaturelle. Car le timbre reste toujours incarné, contrôlé par un bras droit d’une solidité à toute épreuve. Quant à la pesanteur de la main gauche, elle n’empêche jamais une articulation des plus vives, donnant à entendre le texte de Brahms avec une intelligibilité rare.
Janine Jansen et son violon total proposent une lecture passionnante du concerto. Dans l’« Allegro non troppo » initial, la musicienne refuse la sérénité que bien des interprètes trouvent au thème secondaire. Ce choix d’un lyrisme fiévreux maintient en tension le mouvement jusqu’à son terme et permet d’apprécier l’architecture brahmsienne dans sa totalité : le deuxième mouvement apaise le voyage sans s’arrêter dans les contemplations hasardeuses d’un tempo trop lent – ce qui facilite le phrasé souple d’un hautbois solo rayonnant. Quant au finale, il est entonné comme une célébration festive, résolvant les tourments du premier mouvement. La violoniste ne s’économise pas, tient tête à l’orchestre jusque dans les derniers traits, hautement spectaculaires. C’est tellement époustouflant qu’on ne peut pas regretter l’absence de bis : une telle démonstration se suffit largement à elle-même.
Dans le concerto, la Tonhalle de Zurich avait brillé par son jeu investi, renvoyant à la soliste des tutti clairs et énergiques. Après l’entracte, l’orchestre suisse poursuit les festivités brahmsiennes – le compositeur est particulièrement mis à l’honneur cette année à Évian – avec une Symphonie n° 3 rayonnante. La lecture de Blomstedt est d’une limpidité bluffante. Dans les sections stables harmoniquement, le maestro contrôle discrètement la circulation fluide des énergies et des thèmes, assiste simplement des musiciens qui connaissent leur partition sur le bout des doigts, les répétitions ayant fait leur œuvre. Ces passages de témoin sont particulièrement remarquables dans le second mouvement. Avec Blomstedt, le phrasé est une évidence et Brahms est une fête. Les gerbes d’étincelle du premier mouvement, la tendresse malicieuse des thèmes chantants rappellent Haydn. Plus méticuleusement balisés par le maestro, les détours de la partie centrale n'en sont pas moins confondants de naturel.