Daniil Trifonov revient sur la scène de l'Auditorium de la Fondation Louis Vuitton pour un troisième bis. Il choisit le Septième Prélude de Chopin que Frederic Mompou a choisi de varier dans l'un de ses chefs-d’œuvre. Musique du silence dont l'harmonie subtilement colorée de frottements mystérieux par le compositeur catalan est un attrape-cœur.
Troisième bis dont on ne comprend pas pourquoi le pianiste l'a fait précéder d'une pièce d'Art Tatum et d'un Scriabine aussi merveilleusement joués que l'on en oubliait la Sonate « Hammerklavier » qui les précédait. Tout de noir vêtu, les cheveux tirés vers l'arrière et attachés, ce jeune homme de son piano tire des miracles de sons inouïs. Les doigts courent au ras des touches, les effleurent d'une caresse amoureuse qui fait frissonner le grand Steinway avec une sensualité et une innocence troublantes.
Son piano est celui d'un géant quelque part entre Josef Hofmann, Guiomar Novaes, Vladimir Horowitz, Nelson Freire, Alfred Cortot, magiciens qui ont transcendé la mécanique si complexe et percussive du piano pour en faire une voix singulière qui les contiendrait toutes, celles de tous les pères et celles de toutes les mères. Mais, si vraiment il faut sacrifier au bis – Claudio Arrau n'en donnait jamais –, seul le silence auquel Mompou convie peut venir après cette sonate de Beethoven. Et de façon paradoxale, car ce compositeur détestait Beethoven et plus encore la forme-sonate qu'il trouvait totalitaire en ce qu'elle s'emparait de l'âme de l'auditeur sans qu’il puisse s'y soustraire, forme-sonate il est vrai pulvérisée dans la « Hammerklavier ».
Tout le temps, on aura eu le sentiment d'être le spectateur d'une réalisation admirable qui prenait le pas sur le fond. Et cela dès le saut originel, qui d'un si bémol arraché au grave du piano jette le pianiste et son auditeur dans le vide de l'infini : il y a une tension insoutenable entre cette note et le premier accord, Big Bang des origines de la sonate. Claudio Arrau qui pourtant avait une technique exemplaire reprochait à des confrères de jouer cette entrée en matière sans peur. Trifonov se lance avec engagement certes, mais sa maîtrise et son art pianistique évacuent cette peur qui devrait nous ébranler. Il fait la reprise du premier mouvement mais, là où un Pollini au soir de sa vie y arrachait du clavier la réitération du si bémol comme celui qui se noie tape du pied le fond pour retrouver l'air à la surface, Trifonov joue seulement un si bémol fortissimo.