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Une Hammerklavier sans Big Bang : Daniil Trifonov à la Fondation Louis Vuitton

Par , 07 mai 2024

Daniil Trifonov revient sur la scène de l'Auditorium de la Fondation Louis Vuitton pour un troisième bis. Il choisit le Septième Prélude de Chopin que Frederic Mompou a choisi de varier dans l'un de ses chefs-d’œuvre. Musique du silence dont l'harmonie subtilement colorée de frottements mystérieux par le compositeur catalan est un attrape-cœur.

Daniil Trifonov à la Fondation Louis Vuitton
© Fondation Louis Vuitton / Martin Raphaël Martiq

Troisième bis dont on ne comprend pas pourquoi le pianiste l'a fait précéder d'une pièce d'Art Tatum et d'un Scriabine aussi merveilleusement joués que l'on en oubliait la Sonate « Hammerklavier » qui les précédait. Tout de noir vêtu, les cheveux tirés vers l'arrière et attachés, ce jeune homme de son piano tire des miracles de sons inouïs. Les doigts courent au ras des touches, les effleurent d'une caresse amoureuse qui fait frissonner le grand Steinway avec une sensualité et une innocence troublantes.

Son piano est celui d'un géant quelque part entre Josef Hofmann, Guiomar Novaes, Vladimir Horowitz, Nelson Freire, Alfred Cortot, magiciens qui ont transcendé la mécanique si complexe et percussive du piano pour en faire une voix singulière qui les contiendrait toutes, celles de tous les pères et celles de toutes les mères. Mais, si vraiment il faut sacrifier au bis – Claudio Arrau n'en donnait jamais –, seul le silence auquel Mompou convie peut venir après cette sonate de Beethoven. Et de façon paradoxale, car ce compositeur détestait Beethoven et plus encore la forme-sonate qu'il trouvait totalitaire en ce qu'elle s'emparait de l'âme de l'auditeur sans qu’il puisse s'y soustraire, forme-sonate il est vrai pulvérisée dans la « Hammerklavier ».

Tout le temps, on aura eu le sentiment d'être le spectateur d'une réalisation admirable qui prenait le pas sur le fond. Et cela dès le saut originel, qui d'un si bémol arraché au grave du piano jette le pianiste et son auditeur dans le vide de l'infini : il y a une tension insoutenable entre cette note et le premier accord, Big Bang des origines de la sonate. Claudio Arrau qui pourtant avait une technique exemplaire reprochait à des confrères de jouer cette entrée en matière sans peur. Trifonov se lance avec engagement certes, mais sa maîtrise et son art pianistique évacuent cette peur qui devrait nous ébranler. Il fait la reprise du premier mouvement mais, là où un Pollini au soir de sa vie y arrachait du clavier la réitération du si bémol comme celui qui se noie tape du pied le fond pour retrouver l'air à la surface, Trifonov joue seulement un si bémol fortissimo.

Pareillement, le scherzo serait presque gracieux d'être si vif, si clair. Viennent les deux octaves introduisant le mouvement lent et le piano cède alors le pas à la nudité de la musique. Trifonov étreint enfin par un oubli de soi et du monde qui l'entoure. Oubli de soi : qu'on ne lise pas ici que le jeune pianiste serait du genre à faire le malin, à dire « Moi je ! » à chaque seconde. Trifonov n'est pas du genre à tutoyer la musique, mais on se dit juste parfois qu'il n'atteint pas cet état qui fait oublier l'instrument, car c'est cela qui fait une grande interprétation d'un tel chef-d’œuvre : Artur Schnabel, Wilhelm Kempff et Yves Nat n'avaient pas le quart de la virtuosité de Trifonov et pourtant leur « Hammerklavier » est admirable et juste. Vient la double fugue finale... Son énergie et ses terribles difficultés sont là encore dominées, même si, comme dans le premier mouvement d'ailleurs, Trifonov se trompe fugitivement, ce qui est le signe de son engagement.

En première partie de récital, la suite de Rameau qui s'achève sur la Gavotte et ses doubles. Trifonov y déploie un art du piano et une pertinence musicale dans l'intégration des ornements au chant, du chant à l'harmonie, le tout au mouvement, dans un flot de pédale qui n'embrouille rien, sans cette affectation ou ce maniérisme que d'autres n’évitent pas dans une musique dont les pianistes se sont emparés. Sa sonorité liquide et boisée est à pleurer de beauté. La Sonate en fa majeur KV 332 de Mozart n'a en revanche ni la projection ni la dimension symphonique qu'on y attend, mais un caractère galant étonnant. Les Variations sérieuses de Mendelssohn ? Prises sans doute un peu trop lentement, elles manquent du caractère inéluctable de leur enchaînement, tandis que la deuxième prise trop vite dérape d'être savonnée rythmiquement. Mais l'on est sans cesse accroché à la souveraine beauté d'un jeu personnel, et en même temps dont l'absence de prétention et d’ego est une leçon pour quelques-uns de nos contemporains.

****1
A propos des étoiles Bachtrack
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“on est sans cesse accroché à la souveraine beauté d'un jeu personnel”
Critique faite à Auditorium de la Fondation Louis Vuitton, Paris, le 2 mai 2024
Rameau, Suite en la
Mozart, Sonate pour piano en fa majeur, K332
Mendelssohn, Variations sérieuses en ré mineur, Op.54
Beethoven, Sonate pour piano no. 29 en si bémol majeur « Hammerklavier », Op.106
Daniil Trifonov, Piano
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