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Vingt-cinq ans après, la Jenůfa de Robert Carsen est de retour à Anvers

Par , 10 juin 2024

C’était à la fin du siècle dernier. Les plans inclinés, chaises renversées et murs percés d’immenses portes allaient envahir les scènes lyriques pour de nombreuses années – et les envahissent d’ailleurs toujours occasionnellement… –, suscitant progressivement une légitime lassitude. D’où vient alors que les spectacles de Robert Carsen, qui pourtant sollicitent eux aussi ces procédés, ne produisent pas l’agacement généré par tant d’autres mises en scène ? D’où vient que cette Jenůfa, un quart de siècle après sa création à l’Opéra de Flandre, se regarde toujours avec plaisir et émotion ? Elle pourrait être montrée, dans les écoles d’art dramatique, comme l’un des archétypes de l’esthétique « début de siècle » tant elle sollicite, à l’exception des rangées de chaises que l’on renverse d’un geste rageur quand on est fâché, toute la grammaire du langage dramatique des années 2000…

Jenůfa à l'Opera Ballet Vlaanderen
© OBV / Annemie Augustijns

Ce qui rend le spectacle attachant, c’est précisément le fait qu’il ait été créé il y a un quart de siècle : on le retrouve avec nostalgie, et on se souvient que certains procédés aujourd’hui galvaudés ont été novateurs en leur temps. C’est aussi le fait que Carsen, tout en cédant parfois à certains effets de mode, ne s’est jamais enfermé dans un système mais sait renouveler ses approches et son langage en fonction des œuvres abordées. C’est surtout le fait que les procédés ne sont jamais utilisés pour meubler ou pallier un manque d’idées, mais restent au service d’une lecture personnelle et (presque) toujours convaincante.

Si la scénographie de Patrick Kinmonth (une série de portes ajourées que les figurants déplacent et réorganisent au fil de la représentation) n’est pas visuellement la plus séduisante de celles imaginées pour un spectacle de Carsen, elle permet certains effets dramatiques réussis : en isolant certains rôles pour des apartés insaisissables pour les autres personnages présents sur scène ; en resserrant l’espace au point de devenir oppressante – notamment pour l’héroïne, subissant le poids du qu’en-dira-t-on et de l’autorité matriarcale ; en mettant certains personnages, fréquemment occupés à observer les faits et gestes des uns et des autres à travers les portes vitrées, en position de voyeurs.

Jenůfa à l'Opera Ballet Vlaanderen
© OBV / Annemie Augustijns

Le dernier tableau, où la scène est enfin libérée de ces portes cloisonnant, séparant, oppressant les personnages et fait place à un espace ouvert, inondée d’une pluie purificatrice, où tout devient possible, n’a rien perdu de sa poésie ni de sa puissance évocatrice. Mais la plus grande qualité du spectacle de Carsen réside peut-être dans une direction d’acteurs au cordeau, chacun des interprètes se révélant excellent acteur et parfaitement crédible dans son personnage.

Jenůfa à l'Opera Ballet Vlaanderen
© OBV/Annemie Augustijns

Musicalement, l’orchestre et les chœurs maison comptent pour beaucoup dans la réussite de la soirée. Sous la direction inspirée, expressive mais sans excès d’Alejo Pérez, ils font preuve d’une probité stylistique et d’une implication plus qu’appréciables. Bravo notamment aux clarinettes et au violon solo, si souvent sollicités dans le deuxième acte. Vocalement, le plateau se montre particulièrement homogène. D’une équipe de seconds rôles très solides se distinguent notamment le meunier plein d’assurance de David Stout, le Jano musical de Lissa Meyvis, la Karolka expressive de Zofia Hanna, la servante aux interventions très soignées de Marta Babić.

Ladislav Elgr (Števa) fait entendre une voix puissante mais aussi une ligne de chant parfois fluctuante, finalement bien adaptée à son personnage souvent entre deux vins. Son chant contraste judicieusement avec celui plus fermement dessiné de Jamez McCorkle. Ce jeune ténor américain incarne un Laca émouvant, et suggère parfaitement dans son jeu et son chant les déchirements du personnage, tiraillé entre son amour sincère pour l’héroïne, son dépit amoureux et la violence qui le guette et qu’il peine à maîtriser. Le timbre est beau, la ligne de chant, parfois quasi mozartienne, on ne peut plus soignée, portée par des moyens qui sont ceux d’un Florestan : un rôle que le ténor abordera l’an prochain à Bordeaux.

Jenůfa à l'Opera Ballet Vlaanderen
© OBV / Annemie Augustijns

Natascha Petrinsky remporte un beau succès en Kostelnička : son engagement dans le rôle est total, mais la voix peine à se libérer – notamment dans le médium qui reste un peu sourd – et ne se déploiera pleinement qu’au cours du second acte, malheureusement après la scène poignante au cours de laquelle elle tente de convaincre Števa de revenir vers Jenůfa. Maria Riccarda Wesseling est plus jeune de timbre que d’autres interprètes entendues dans le rôle de la Grand-Mère Buryja : elle s’y montre émouvante et vocalement convaincante. Agneta Eichenholz, enfin, est une fort belle Jenůfa : si l’on a entendu dans le rôle des voix plus nettement lyriques, l’incarnation est constamment émouvante, en raison notamment d’un léger voile sur le timbre qui confère à la voix une tonalité mélancolique, parfaitement adaptée à ce personnage de femme délaissée par l’homme qu’elle a choisi et tentant de tracer sa voie dans un monde dominé par la force des traditions et des conventions sociales.


Le voyage de Stéphane a été pris en charge par l'Opera Ballet Vlaanderen.

****1
A propos des étoiles Bachtrack
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“Le dernier tableau n’a rien perdu de sa poésie ni de sa puissance évocatrice”
Critique faite à Opera Vlaanderen, Antwerp, Anvers, le 8 juin 2024
Janáček, Jenůfa
Alejo Pérez, Direction
Robert Carsen, Mise en scène, Lumières
Patrick Kinmonth, Décors, Costumes
Peter van Praet, Lumières
Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen
Koor Opera Vlaanderen
Ian Burton, Dramaturgie
Agneta Eichenholz, Jenůfa
Natascha Petrinsky, Kostelnička, la sacristine
Ladislav Elgr, Števa Buryja
Jamez McCorkle, Laca Klemeň
Maria Riccarda Wesseling, Stařenka Buryjovka, la grand-mère
Reuben Mbonambi, le maire
Karen Vermeiren, la femme du maire
David Stout, Stárek, contremaître au moulin
Lissa Meyvis, Jano
Zofia Hanna, Karolka
Marta Babić, Pastuchyňa
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