Un violoniste ne vieillit pas comme un pianiste. Ce constat n’épargne personne, pas même une légende de l’instrument : Gidon Kremer, 76 ans. Voilà le Letton de retour en récital au Théâtre des Champs-Élysées accompagné de Mikhaïl Pletnev pour une première partie dédiée à Mozart et Schubert. Dans la seconde, la violoncelliste Giedrė Dirvanauskaitė rejoindra les deux compères pour l'immense Trio op. 50 de Tchaïkovski « à la mémoire d'un grand artiste ».
C’est malheureusement un Kremer en-dedans que l’on aura tout le long du concert. Les attaques franches du violoniste ne sonnent pas, la projection est limitée, l’intonation manque d’assurance. Une conduite sobre du violon pourrait cependant coller avec l’esthétique que Pletnev défend depuis son piano, son Shigeru Kawai si singulier : un abandon de la puissance et d’un jeu percussif au profit d’une voix hautement personnelle. Une sorte de synthèse et dépassement des arts d’Horowitz et Michelangeli, de leurs tons aristocratiques et informels. Pletnev est à n’en plus douter un pianiste qui est de leur stature et de leur importance historique.
Associer un violon musculeux, tape-à-l’œil et surpuissant n’aurait aucun sens avec ce pianiste-là. Donc Gidon Kremer, pourquoi pas ! Cette association fonctionne partiellement dans l’Allegro qui ouvre la Sonate K.304 de Mozart. À la suite d'un énoncé de Pletnev où l’on retrouve ses tempos relativement lents et son attaque franche de la note dans un unisson plein de classe, Kremer entre avec une simplicité et une intimité qui émeut. Après cette entrée sur la pointe des pieds, le violon de Kremer souffrira de la comparaison avec le piano. Dur pour un pianophile de ne pas avoir ses deux oreilles sur Pletnev compte tenu de ce qu'il nous offre...
Le second mouvement – Tempo di minuetto – fait désormais partie des moments inoubliables de Pletnev dans ses trop rares incursions dans le répertoire viennois, au même titre que les premiers mouvements de l’Opus 110 de Beethoven ou la D.664 de Schubert. On a là le grand Pletnev, celui du pas de côté dans l’œuvre, celui de l’art de la suspension, des détails, des miroitements et des frottements insoupçonnés. L’exploit de Pletnev est de faire apparaître ses idiosyncrasies comme évidentes et naturelles, grâce à la cohérence de sa diction, dans un mélange d’intimité, d’allègement de la texture et de décontraction. La Sonate D.574 de Schubert souffrira ensuite des mêmes limites au violon. Le finale n’a plus sous l’archet de Kremer toute la sensualité de sa version gravée chez Deutsche Grammophon, une merveille enregistrée avec Valeri Afanassiev.
Violoncelle solo de la Kremerata Baltica, Giedrė Dirvanauskaitė rejoint les deux compères après l'entracte pour le Trio op. 50 de Tchaïkovski. Tout le long de cette œuvre monumentale, elle restera d’une solidité sans faille. Les esthétiques entre violoncelle et piano seront un peu différentes, Dirvanauskaitė semblant adopter un discours plus lyrique et au phrasé plus sophistiqué que celui de Pletnev. C’est dans la musique de Tchaïkovski que celui-ci se montre le plus simple. Pletnev y développe une sorte de magie immanente et y supprime toute une couche de sentimentalisme.
Ajoutez une pincée de féérie et vous obtenez une troisième variation joueuse et pleine de spontanéité sous les doigts du pianiste. La quatrième est servie par la noblesse du violoncelle de Dirvanauskaitė et le violon de Kremer qui se place juste en-dessous et le soutient parfaitement. Le ton enfantin et lumineux de Pletnev fait des merveilles dans la cinquième variation, suivie d’une transition admirablement amenée par Dirvanauskaitė.
Dans la neuvième variation, Pletnev crée une atmosphère lancinante, un accompagnement d’une finesse et d’une classe rare, au caractère immuable. La saillie lyrique de Kremer a ici le ton honnête et touchant d’un Nestor s’adressant à ses héros – « Ah ! Si j’avais ma jeunesse et ma vigueur de naguère ! ». L’esprit de l’immense musicien est toujours là. Aussi bien entouré qu’il l’était ce soir, le public du Théâtre des Champs-Élysées aura eu les joies d’un concert inégal, ponctué de quelques moments d’exception.
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